« C’était l’horreur » : à Pantin, des arbres sacrifiés pour un centre de rugby

Le 6 septembre 2023, une pelleteuse défrichait encore la zone. - © NnoMan Cadoret/Reporterre
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Luttes SportsAfin de construire un grand complexe de rugby en Seine-Saint-Denis, de nombreux arbres ont été abattus. Outrés, les habitants dénoncent un projet superflu : « Par chez nous, dès qu’on a un peu de vert, on se le fait voler. »
Pantin (Seine-Saint-Denis), reportage
À la Fédération française de rugby, les arbres, on s’en tamponne. Juste avant la Coupe du monde, qui se déroule en France du vendredi 8 septembre au samedi 28 octobre, au moins trente-six arbres sains et matures ont été sacrifiés au stade Raoul Montbrand de Pantin, à quatre kilomètres du Stade de France. La raison ? La construction d’un « centre d’innovation » consacré au rugby, comprenant terrains, tribunes et centre de formation.
Clara, habitante du nord-ouest de Pantin, a tout vu et tout entendu. Les 28 et 29 août, sous ses fenêtres, « c’était l’horreur ». Sur son téléphone, la femme de 39 ans nous montre la scène captée depuis son balcon. On y voit une pelleteuse vrombissante rouler ses chenilles sur le chantier du stade. La machine s’approche des sophoras du Japon et des marronniers d’Inde, solidement enracinés, et pousse les troncs en partie sciés. Les vieux briscards, probablement centenaires, cèdent dans un craquement sec. Ils s’affalent et leurs ramures feuillues rebondissent sur le sol, dans une dernière convulsion.

Une semaine plus tard, lorsque nous la rencontrons, les arbres ne sont plus que des grumes, entassées tels des mikados sur le chantier du projet de 4,6 hectares. Les verdiers d’Europe, les moineaux domestiques et les chardonnerets élégants, trois espèces protégées, n’y pépieront plus.

Tristesse et indignation
Dans son appartement, perché dans le quartier cossu des Pantinoises, Clara a « beaucoup » pleuré. « De tristesse... Et de rage », précise-t-elle, les poings serrés. Membre du Groupe national de surveillance des arbres (GNSA), elle a lancé début août une pétition pour les sauver de l’abattage. « Ils ont aussi arraché des friches spontanées pleines de plantes ligneuses et de lierre fleuri, dont raffolent les passereaux et les colletes hederae, une espèce d’abeilles », s’indigne-t-elle. À force d’être raclée par les engins, la terre a été scalpée de toute végétation. Quelques pies en profitent pour picorer les insectes qui n’ont pu fuir.
Mais même ébranlé, le vivant se défend. Dans la nuit du 5 au 6 septembre, des activistes ont collé ces mots sur le mur séparant l’avenue Jean Jaurès de l’enceinte sportive : « Maintenant les arbres c’est pour les riches ? » Un cri silencieux, écrit en lettres noires sur des feuilles blanches. En arrière-plan s’élèvent les immeubles du quartier populaire des Courtillières.

Là, au pied des tours, le mercure dépasse les 30 °C à l’ombre. Au terrain de jeu, Irkia papote avec ses voisins, tandis que les enfants s’amusent. « Dans les immeubles, c’est le four, on vit les volets fermés », regrette-t-elle. « Nos familles crèvent de chaud », dit Kayron, qui porte un maillot du Paris Saint-Germain et une casquette de circonstance. Moussa, 27 ans, a vu les arbres tomber : « Ça fait bizarre, je les ai toujours connus. Et puis les arbres, c’est notre unique climatisation ! » « Et d’abord, pourquoi ils ont fait ça ? » interroge le cariste. Aucune des personnes croisées dans ce quartier n’a su répondre à cette question.

« Ici, je n’ai jamais croisé personne qui jouait au rugby ! »
Le projet de la Fédération française du rugby (FFR), élaboré au printemps, est ambitieux : côté pile, la création d’un centre d’innovation du rugby, comprenant trois terrains, une tribune, divers locaux sportifs et de formation, des bureaux et des hébergements. Côté face, pour favoriser son financement, le projet s’accompagne d’un programme immobilier d’environ 300 logements et des commerces.
La « fédé » s’est associée au promoteur NGE et a signé une convention d’occupation temporaire du domaine public de soixante-dix ans avec le conseil départemental de Seine-Saint-Denis, le propriétaire des lieux. « Ce nouvel équipement deviendra le vaisseau amiral de la pratique du rugby en Seine-Saint-Denis en s’adressant à tous les types de publics, jusqu’au plus haut niveau », s’est réjoui Stéphane Troussel, le président du conseil départemental.

Aux Courtillières, Kayron est scié : « Tout ça pour ça ? Ici, je n’ai jamais croisé personne qui jouait au rugby ! S’ils faisaient des terrains de football, au moins les gens pourraient en bénéficier. » Assis sur un banc, au square, Saïd soupire et remarque que « c’est toujours comme ça » : « Par chez nous, dès qu’on a un peu de vert, on se le fait voler : ils font des projets sur nos jardins ouvriers, comme à Aubervilliers, d’autres sur nos arbres... On étouffe sous leurs programmes qui passent avant tout, et surtout avant nous, sans qu’on nous demande jamais notre avis. »
Contacté par Reporterre, le département de Seine-Saint-Denis assure que l’abattage d’arbres anciens « n’est jamais pris à la légère », mais « était rendu nécessaire du fait des obligations d’alignement des façades [des bâtiments] sur l’avenue Jean Jaurès ». En guise de compensation, trois arbres seront replantés pour chaque arbre abattu, « soit 108 arbres replantés dans le périmètre du projet ».
La palette végétale prévue pour les replantations se veut variée. « On retrouve des chênes, frênes, charmes, alisiers, cormiers, merisiers, poiriers, ormes, pommiers et tilleuls, largement présents en Seine-Saint-Denis et présentant l’avantage d’avoir un feuillage non persistant, à savoir qu’il filtre les rayons du soleil en été et largement moins en hiver. À terme, les nouvelles essences replantées offriront donc des aménités plus importantes qu’aujourd’hui. »

« On n’a pas le droit de lâcher »
Ces arguments ne convainquent pas Clara, qui regrette qu’aucune évaluation environnementale n’ait été portée au projet : « Il faudra des années pour que les nouveaux spécimens deviennent matures et jouent le même rôle que ceux qui ont été abattus, déplore-t-elle. Ces arbres constituent un habitat irremplaçable pour de nombreuses espèces, la vie grouille dans leurs anfractuosités et autour de leur réseau racinaire. »
Pire, selon elle, rien ne garantit que les arbres replantés survivront. Autour de son immeuble, elle nous présente des dizaines de jeunes spécimens nouvellement plantés. Tous sont morts. « Ils n’ont pas résisté à la canicule de 2022, indique-t-elle. Il ne suffit pas de poser des arbres pour qu’ils prennent. »

La riveraine envisage des poursuites judiciaires. « On n’a pas le droit de lâcher. Les promoteurs doivent réaliser qu’en pleine crise écologique, la conservation du vivant installé est prioritaire. »
Le vendredi 8 septembre, elle entendra certainement la clameur du Stade de France, où se jouera le match d’ouverture de la Coupe du monde de rugby, opposant la France et la Nouvelle-Zélande. « Je suis très fâchée de voir que ce sport, qui essaie de porter de belles valeurs, sombre aussi dans le greenwashing, dit-elle. Si le rugby veut devenir un sport populaire, il faut être cohérent : ne pas juste s’implanter en milieu populaire, mais aussi veiller à ne pas y rendre les conditions de vie insupportables. »
Contactée à plusieurs reprises, la Fédération française de rugby n’a pas souhaité répondre à nos questions, arguant qu’« avec la période actuelle — Coupe du monde 2023 — tous les services de la FFR sont particulièrement chargés ». Le cabinet du maire de Pantin, Bertrand Kern, a botté en touche, jugeant qu’il revenait au département de répondre. La structure intercommunale Est Ensemble a fait de même. Le site Raoul Montbrand fait pourtant partie de la trame verte qu’elle est chargée d’élaborer.