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ReportageAgriculture

Contre la détresse des agriculteurs, le pouvoir de la parole

Isolés, en difficulté, les agriculteurs vivent une souffrance psychologique pouvant conduire au suicide. L’association Arcade, dans les Hauts-de-France, leur vient en aide notamment par des groupes de parole, où ils peuvent se libérer des pressions considérables propres à leur métier.

  • Marcq-en-Baroeul (Nord), correspondance

Alain [*], cinquante ans, exploite une ferme d’une centaine de vaches dans un petit village du Pas-de-Calais. Un associé malade, des revenus qui s’effritent et des traites de plus en plus lourdes… L’éleveur a commencé à broyer du noir. « Il ne faut pas craquer, et continuer à prendre les bonnes décisions. Mais c’est dur, très dur. Je ressens souvent une grande solitude. Dans ce métier, on ne gagne pas beaucoup d’argent et c’est long à gagner, on subit la pression des banques. Et il ne faut surtout pas montrer que l’on a des soucis, que l’on est faible. »

Alain a pris sur lui. Dans un moment particulièrement difficile, il a appelé la chambre d’agriculture, mais n’a pas reçu le soutien espéré. « Ils apportent une réponse technique, mais on n’est pas écouté », déplore-t-il. Alors il s’est accroché, vivant avec la boule au ventre et gérant le quotidien comme il le pouvait. Jusqu’au jour où les symptômes sont devenus envahissants. Le cœur qui s’emballe, la gorge nouée, l’éleveur ne réussit plus à parler lors des rendez-vous professionnels. Paralysé par le stress.

Pour Alain, ça a été le déclic. Après avoir tergiversé pendant des mois, il s’ est inscrit au groupe de parole proposé par l’association Arcade. Avec une quinzaine d’autres agriculteurs en grande souffrance comme lui, il y a appris à « dire ses difficultés et rebondir » — la thématique de la journée — accompagné par une psychologue. Pour la première fois, cet homme qui a toujours pris sur lui a osé parler. Et révélé ses doutes existentiels. « J’y allais sans trop savoir ce qui m’attendait. À la fin de la journée, j’ai ressenti un énorme soulagement. »

« Il faut être fort, et ne jamais dire ses faiblesses » 

Voilà deux ans qu’Arcade propose ces groupes de parole aux agriculteurs en détresse. Présente depuis 1992 dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais, l’association, membre du réseau Paysans et ruraux solidaires, vient en aide aux exploitants en difficulté en instaurant un accompagnement régulier. Des conseillers techniques, financiers et juridiques interviennent auprès des adhérents pour négocier avec les créanciers, aider à la diversification des activités et éventuellement apporter un soutien dans les procédures judiciaires.

« Depuis la crise de 2015-2016, les demandes d’aide ont flambé, remarque Romane Thomas, l’une des techniciennes de l’équipe. L’activité d’Arcade a augmenté de 30 % et les appels concernent des situations de détresse de plus en plus lourdes. Derrière les difficultés financières et juridiques se cache un mal-être profond. L’an dernier, sur les 500 exploitants suivis par Arcade, deux se sont suicidés. La mise en place d’un soutien psychologique s’est imposée. »

Début 2017, Aude Gahinet, psychologue de l’association, a réuni le premier groupe de parole. Autour d’elle, une vingtaine d’agriculteurs un peu mal à l’aise. De solides gaillards qui n’ont pas pour habitude de s’épancher… Un élément a plaidé en faveur de leur venue : la psychologue est du sérail. Fille d’agriculteurs, elle a grandi dans une ferme du Boulonnais et connaît le monde agricole. « Cette appartenance facilite sans doute leur démarche, en posant le fait que je les rejoins dans leurs difficultés. Elle introduit une forme de reconnaissance, comme une parité entre nous », confie la jeune femme.

Les règles du groupe sont posées dès le départ. Confidentialité absolue : rien de ce qui se dit entre ces quatre murs ne doit sortir. Et respect de l’autre. Pas question de porter le moindre jugement sur les propos d’un participant.

Dès le premier tour de table, la parole se libère et les confidences affluent.

« Ils livrent leur témoignage d’un coup, comme s’ils attendaient cet espace-là pour partager leur souffrance, explique la psychologue. Ils sont souvent très seuls avec leurs idées noires. Les agriculteurs partagent peu avec leurs proches par souci de les protéger. Sans doute ont-ils peur aussi du jugement. Alors, le soulagement est immense de voir qu’ils ne sont pas seuls. »

Les règles du groupe sont posées dès le départ. Confidentialité absolue : rien de ce qui se dit entre ces quatre murs ne doit sortir. Et respect de l’autre. Pas question de porter le moindre jugement sur les propos d’un participant.

« En famille, on n’a pas le droit de parler, confirme Alain. Lors du repas dominical, on ne doit jamais évoquer les problèmes d’argent ou de santé. C’est absolument tabou. Il faut être fort, et ne jamais dire ses faiblesses. Depuis que j’ai repris la ferme familiale, à l’âge de 14 ans, après le décès prématuré de mon père, j’ai l’impression d’avoir intériorisé toutes les tensions. L’entrée dans la vie active avec tout juste un BPA [brevet professionnel agricole], l’endettement pour reprendre les terres, les quotas laitiers trop faibles pour assurer un revenu correct à ma famille, les incertitudes des aides européennes… Tout cela s’est enkysté en moi sans que je puisse le confier. Je triais les rares personnes à qui je parlais. Et un beau jour, tout ce stress accumulé m’a rattrapé. »

Les difficultés financières deviennent une hantise. Les participants n’osent plus décrocher le téléphone, de peur d’avoir leur banquier au bout du fil… Ils redoutent le passage du facteur, laissent dormir dans un coin les courriers officiels.

« J’ai l’impression d’être délesté d’un poids immense » 

« Faute de pouvoir partager ses difficultés, on s’enferme dans la solitude, confie Gilbert, 53 ans, cultivateur près de Saint-Omer et séparé de son épouse depuis une quinzaine d’années. Je m’entends bien avec mes frères et sœurs, mais ils ne font pas le même métier et c’est dur de leur faire comprendre mes problèmes. Quant aux autres agriculteurs, je ne peux pas trop leur dire ma situation. Les fournisseurs vont se douter de mes difficultés financières… Donc, je préfère taire mes soucis. »

La forte concurrence pour l’accès aux terres renforce ce culte du silence. Ébruiter ses difficultés expose l’exploitant à la convoitise des voisins. Dans se contexte, chacun préfère se cacher, au risque de sombrer dans la dépression.

« Les participants arrivent avec des idées très noires, et possiblement l’envie de passer à l’acte pour que tout cela s’arrête. Ils n’ont pas forcément envie de mourir, mais aspirent à ce que leurs souffrances prennent fin », dit Aude Gahinet.

La forte concurrence pour l’accès aux terres renforce ce culte du silence. Ébruiter ses difficultés expose l’exploitant à la convoitise des voisins.

Ils vont mal et éprouvent de la honte d’aller mal. Une forme de double peine… « La pression sur nos épaules est énorme, poursuit Gilbert. Il y a les conflits de générations avec les parents restés sur l’exploitation, la peur du jugement, le poids des traditions dans le monde agricole, et surtout la solitude. On garde tout pour soi, et un jour, les problèmes arrivent. Personnellement, je n’ai pas pensé au suicide, mais je comprends que certains en finissent avec la vie. Pour que ça s’arrête. »

Élisabeth Saint-Guily, doctorante à l’université de Lille-1 et membre du groupe national de prévention du suicide à Solidarité paysanne, désigne un autre facteur de fragilité : le culte du travail, très prégnant dans le milieu agricole. « Les agriculteurs éprouvent une grande fierté de beaucoup travailler afin de transmettre leur patrimoine à leurs enfants. Mais ce culte peut s’avérer un piège. Lorsque l’on échoue malgré un travail acharné, c’est que l’on n’a pas été à la hauteur. D’où une forte perte d’estime de soi. »

Au cours des groupes de parole, la psychologue travaille sur les croyances : elle détricote les liens supposés entre labeur et réussite, entre souffrance et faiblesse. Grâce à une échelle de mesure du stress, elle aide les participants à évaluer leur niveau d’anxiété et à repérer les situations stressantes. Des exercices de respiration et relaxation aident à mieux les gérer.

« On reprend la main et on maîtrise la situation », apprécie Gilbert, qui avoue s’être complètement remis en cause pour sortir de son syndrome d’épuisement professionnel.

Au contact de ses pairs, Alain, pour sa part, a pris du recul. « Lorsqu’on a le nez dans le guidon, on ne voit plus la situation de manière objective. Dans le groupe, chacun livre ses petits trucs pour surmonter son stress. Cela aide. Mais c’est surtout le fait de parler qui soulage. J’ai l’impression d’être délesté d’un poids immense. »

« Sauvé » par l’association Arcade, il a décidé de devenir à son tour bénévole. Pour aider ses confrères en souffrance, et les convaincre de ne pas rester seuls avec leur détresse.

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