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EntretienClimat

« D’autres records de température risquent d’être battus cet été »

Risque-t-on d’être surpris à l’avenir par la vitesse des hausses de température ? Réponse avec un chercheur à Météo-France.

Comment les scientifiques prévoient-ils le climat ? Comment mettent-ils à jour leurs modèles ? Quel est le rôle de l’océan ? Et que va-t-il se passer cet été ? Réponses avec le chercheur à Météo-France Roland Séférian.

Roland Séférian, chercheur Météo-France au Centre national de recherches météorologiques, est notamment co-auteur du rapport spécial 1,5 °C du Giec. Depuis 2021, il coordonne le projet H2020 ESM2025 qui vise à développer une nouvelle génération de modèles climatiques.




Reporterre — Le mois de juin a été le plus chaud jamais enregistré sur Terre. Des records absolus de température globale ont été dépassés début juillet… Faut-il s’attendre à voir d’autres records climatiques tomber au cours de l’été ?

Roland Séférian — Il faut d’abord rappeler que ces records s’inscrivent dans la tendance lourde qui est celle du changement climatique depuis des décennies : le monde se réchauffe en moyenne d’un dixième de degré par décennie, sous l’effet des activités humaines qui émettent des gaz à effet de serre. Depuis une dizaine d’années, on observe également que le mois de juin bat régulièrement les records de l’année précédente. Dans ce contexte, on peut effectivement s’attendre à ce que d’autres records soit battus cet été. À partir du moment où un tel niveau de chaleur a été emmagasiné, où de nombreux sols sont desséchés et où beaucoup d’humidité s’est accumulée dans l’atmosphère réchauffée, de nombreux événements extrêmes sont à prévoir.



Un tel niveau de température en 2023 est cohérent avec les modèles des climatologues. Pour autant, le réchauffement n’est pas linéaire. Comment expliquer que cette année soit particulièrement chaude ?

En plus de la tendance à long terme de réchauffement climatique d’origine humaine, il faut prendre en compte la variabilité naturelle du climat. Il est probable qu’on soit confronté à la conjonction de différents phénomènes. Il existe d’abord une variabilité pluriannuelle liée au phénomène météorologique El Niño, qui se développe dans l’océan pacifique équatorial. Ce phénomène revient cette année et l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA) suggère qu’il sera « au moins » d’intensité moyenne. Cela signifie que le plus gros océan de la planète est en train d’accumuler de la chaleur, ce qui se répercute sur la température globale. Sachant que si nous allons vers le haut de la fourchette des prévisions concernant El Niño, nos collègues spécialistes du sujet s’inquiètent que nous allions vers des phénomènes sans précédent.

« Le plus gros océan de la planète est en train d’accumuler de la chaleur »

À cela s’ajoute des variabilités climatiques locales et annuelles. Actuellement, dans l’Atlantique nord, l’anticyclone des Açores est extrêmement faible. La faiblesse des vents induit un moindre mélange entre les eaux de surface et les eaux de subsurface, plus froides. L’Atlantique nord a ainsi tendance à se réchauffer, et cela se traduit par les canicules marines extrêmes observées ces dernières semaines. Pour résumer : normalement, l’océan tend à limiter la hausse de la température de l’air. Mais avec un océan particulièrement chaud en ce moment, cela accentue au contraire la température globale…

Ce rôle primordial de l’océan explique-t-il que les records soient battus durant l’été dans l’hémisphère nord, moins pourvu en océans ?

Oui. La présence de continents dans l’hémisphère nord favorise l’augmentation des températures car ils ont un pouvoir réfléchissant supérieur aux océans et renvoient donc plus de chaleur vers l’atmosphère. En décembre, lorsque l’été démarre dans l’hémisphère sud, les rayonnements solaires sont davantage captés par les océans, qui constituent un fluide relativement opaque et absorbe l’essentiel de la chaleur en cette saison.

Certaines boucles de rétroactions positives (des phénomènes engendrés par le changement climatique et qui engendrent à leur tour davantage de réchauffement du climat) ne sont pas prises en compte par les modèles climatiques actuels. Risque-t-on d’être surpris à l’avenir par la vitesse des hausses de température ?

Une rétroaction climatique majeure concerne le fort pouvoir réfléchissant des glaces, qui permet à la Terre de moins se réchauffer. Le changement climatique entraîne leur fonte, qui accentue à leur tour le réchauffement… On observe une fonte de plus en plus rapide des glaces en Arctique et en Antarctique, avec des records battus encore cette année. Ces mécanismes ont un effet à long terme mais il est difficile de dire s’ils influenceront les températures dès cet été.

« Le fort pouvoir réfléchissant des glaces permet à la Terre de moins se réchauffer. Le changement climatique entraîne leur fonte, qui accentue à leur tour le réchauffement… » Public domain pictures

Ce pouvoir réfléchissant des glaces, l’albédo, est bien pris en compte depuis de nombreuses années dans nos modèles climatiques. En revanche, la dynamique d’évolution des calottes glaciaires n’est pas représentée. La manière dont l’évolution du climat entraîne un retrait des glaces et peut agir comme rétroaction positive n’est pas encore intégrée à nos modèles. Mais cela ne veut pas forcément dire que le climat va se réchauffer plus vite que prévu, il faut être extrêmement prudent car tous ces phénomènes sont complexes. Par exemple, si la baisse de l’albédo aux pôles peut accélérer le réchauffement, la fonte de l’eau glacée vers les océans peut à l’inverse jouer sur leur stratification, leur capacité à stocker de la chaleur et contrecarrer ainsi régionalement la tendance au réchauffement.

Un autre exemple de phénomène non pris en compte concerne la multiplication des mégafeux. Ceux-ci sont relativement nouveaux : sont-ils l’illustration que le réchauffement climatique nous plonge dans l’inconnu ?

L’essentiel des émissions de gaz à effet de serre compris dans les modèles concernent en effet les émissions humaines directes, issues des activités industrielles, des transports, de l’énergie... On ne tient pas compte de manière cohérente des émissions induites par ces mégafeux par exemple. La communauté scientifique y travaille car nous avons conscience de l’importance de ces enjeux. Les mégafeux de tourbière en Indonésie en 2011, parmi les premiers à avoir défrayé la chronique, ont émis en une seule occurrence autant de gaz à effet de serre que les États-Unis en un an ! Nous travaillons, via différents projets de recherche, à améliorer la dimension prédictive de nos modèles en y incorporant notamment les feux et la dynamique des calottes glaciaires.

« Nous travaillons à améliorer la dimension prédictive de nos modèles en y incorporant notamment les feux » — ici, au Canada. BC Wildfire Service

Encore une fois, il ne faut pas être catastrophiste quant aux conséquences de ces phénomènes encore non intégrés aux modèles. Pour prendre un autre exemple : on sait que le dégel du pergélisol, ces terres gelées des régions polaires, va entraîner de fortes émissions de CO2 et de méthane. Mais ce qu’on ne suspectait pas jusqu’à récemment, c’est que cela permet aussi la croissance d’une nouvelle végétation qui va avoir tendance à stocker du carbone. L’enjeu est de comprendre dans les prochains modèles si ces processus auront un bilan neutre, positif ou négatif en termes de rétroactions.

Les records de chaleur que nous commençons à atteindre nous rapprochent-ils d’un possible franchissement de « points de bascule », c’est-à-dire de changements d’état irréversibles de certains systèmes climatiques ?

Il y a, là-dessus aussi, énormément d’incertitudes. Entre 1,5 °C et 2,5 °C de réchauffement, nous allons entrer dans une zone grise, au sein de laquelle un certain nombre de points de bascule sont atteignables, comme la fonte des calottes polaires que nous évoquions, la disparition des récifs coralliens ou encore le dépérissement de la forêt amazonienne. Mais le seuil sera-t-il franchi après dix ans passés à 1,5 °C de réchauffement, après vingt ans, trente ans ? Ou à 2 °C ? On n’en sait strictement rien. La durée de ces réchauffements comme les conséquences de ces dépassements sont inédits dans l’histoire de l’humanité et on ne sait pas vraiment ce qu’ils vont provoquer.

L’autre grande incertitude, c’est de savoir comment le système climatique va réagir à ces points de bascule. Est-ce que ces changements irréversibles dans l’état des calottes ou de la forêt tropicale se produiront dans un monde hypothétiquement stabilisé à +2 °C, sans relancer la machine du réchauffement et causer un emballement ? On n’en sait rien. La seule chose que l’on sait avec certitude, c’est que pour éviter de prendre ce risque, il faudrait limiter le réchauffement en dessous de 1,5 °C. Les connaissances sont là : on sait qu’on peut éviter de nous placer dans une gamme de températures planétaires à forts risque par des efforts majeurs d’atténuation. Et si les 1,5 °C sont dépassés, la prochaine cible doit être 1,6 °C. C’est cela la meilleure et plus urgente politique d’adaptation.

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