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Dans ce garage anglais, on emprunte des objets sans payer

Selon le même principe qu’une bibliothèque, les Libraries of Things permettent d’emprunter un objet au lieu de l’acheter. Présent dans maintes métropoles anglaises, le concept a désormais gagné une zone rurale.

Lewes (Royaume-Uni), reportage

Il est 10 h 40 quand Tony Rowell fait grincer le mécanisme de sa porte de garage à Lewes, une ville de 18 000 habitants dans le Sussex, tout en maisons de briques rouges qui somnole au bord d’un chemin de fer. Puzzles en bois, petit vase sombre, déboucheur de canalisation... À l’intérieur, d’innombrables objets sont posés sur des étagères multicolores. « Nous en avons une centaine : voici un vidéoprojecteur, une machine à coudre, un décapeur thermique… », liste Tony Rowell, le fondateur de cette Library of Things (bibliothèque d’objets). Le principe : emprunter un objet pour quelques jours, sans dépenser un seul centime.

Dans ce « coin le plus défavorisé de Lewes », comme le précise Tony Rowell, les visiteurs sont nombreux. La plupart des objets sont très demandés, notamment les outils de jardinage, alors que la végétation explose sous une charge d’UV inhabituelle dans cette région du monde. « Le plus populaire, c’est le nettoyeur vapeur pour moquette, assure Terry, un bénévole qui pose une chaise de jardin à l’entrée du garage, dont il est le gardien. C’est très utile, mais qui veut de ça chez soi ? Personnellement, je ne m’en sers qu’une fois par an. »

Tony Rowell (à d.) a fondé cette Library of Things en 2021. Terry (à g.) est l’un des bénévoles et le gardien du lieu. © Theo McInnes / Reporterre

Après avoir visité une de ces initiatives dans le sud de Londres, et investi 2 000 livres (2 300 euros), Tony Rowell a ouvert son propre lieu en juillet 2021. « Deux ans plus tôt, j’avais lancé un Repair Café, où l’on répare des choses cassées gratuitement, raconte-t-il. Les Libraries of Things suivent la même logique de réduction de la consommation. Les usagers économisent de l’argent et on évite le gaspillage. Quel intérêt de posséder quelque chose dont tu ne te sers presque jamais ? »

Ici, on trouve toutes sortes d’objets, dont le plus emprunté est un nettoyeur vapeur pour moquette. © Theo McInnes / Reporterre

« Nous permettons aux gens d’économiser des centaines de livres » 

Le récit de Tony Rowell est interrompu par une sexagénaire qui vient de garer sa citadine marine sur le bitume au gris fané perpendiculaire au garage. Une semaine après l’avoir empruntée, elle rapporte une laveuse de sol à haute pression. « Mon patio avait l’air très sale, explique-t-elle, en agitant son trousseau de clés. Si j’achetais un appareil pour le nettoyer, il faudrait que je trouve où l’entreposer. Et ma maison est toute petite. C’est une boîte à chaussures ! Je n’ai pas la place pour ça. »

Selon maintes études, les foyers du pays de Margaret Thatcher, empêtré dans une crise du logement qui dure depuis une décennie, sont les plus exigus d’Europe. Rares sont donc les Britanniques à pouvoir stocker des instruments comme le nettoyeur moquette vapeur à l’entrée de la bibliothèque, plus imposant qu’un écran d’ordinateur des années 1990. « Maintenant, mon patio est immaculé, sourit la sexagénaire. J’en ai profité pour nettoyer le mobilier de jardin. Je reviendrai sûrement plus tard dans l’année pour m’occuper de ma voiture ! »

Chaque objet est numéroté, et les visiteurs peuvent en emprunter pour plusieurs jours. © Theo McInnes / Reporterre

Cheveux blonds et short en jean, un autre usager vient récupérer un nettoyeur à haute pression, son deuxième emprunt après une meuleuse utilisée quelques mois plus tôt. Ensemble, les deux appareils auraient coûté un minimum de 500 euros. « Alors que nous traversons une crise du coût de la vie ! souligne Tony Rowell. Nous permettons aux gens d’économiser des centaines de livres qui ne serviraient qu’à gonfler les profits de la grande distribution. »

Lewes a élu le 4 mai un conseil municipal majoritairement écologiste, qui entend encourager les initiatives comme celle de Tony Rowell. « C’est une idée brillante au sens écologique et économique, estime la Dr. Wendy Maples, élue du Green Party pour le comté et le district de Lewes, qui commande une limonade au comptoir d’un petit pub victorien tout proche. Au lieu d’acheter des choses sans arrêt, on se doit de plus investir dans l’économie circulaire et le partage. »

Tony Rowell a investi 2 300 euros pour acquérir les premiers objets. Depuis, les donations permettent de remplir les stocks. © Theo McInnes / Reporterre

Autre bénéfice de l’initiative : les relations au sein du voisinage. « Autrefois, il était tout à fait normal d’aller demander un bol de sucre au voisin, reprend la Dr. Wendy Maples. On ne faisait pas ça juste pour le sucre, mais aussi pour tisser un lien avec la personne d’à côté. Dans une société où nous sommes de plus en plus coupés des autres, la Library of Things permet de recréer ce genre de connexions. »

Tables, tente, puzzles... 

À la bibliothèque d’objets de Lewes, on vient parfois en voiture, mais plus souvent à pied. De l’autre côté d’un square peuplé d’une poignée d’érables, une autre bénévole, Barbara, gère l’administratif et collecte les donations, qui permette de constituer les stocks de la bibliothèque. Assise près d’un corgi croisé avec un Jack Russell, elle évoque par exemple un couple de trentenaires venu quelques jours plus tôt. « Tout le monde ne penserait pas à venir nous voir pour emprunter une table et un jeu de chaises pliantes, dit Barbara. Ils viennent d’emménager dans la rue d’à côté. Ils n’ont pas beaucoup de meubles et ils reçoivent de la famille cette semaine. Il faut bien qu’ils puissent l’asseoir quelque part. »

Barbara, une autre bénévole, gère l’administratif et la collecte des donations. © Theo McInnes / Reporterre

Détachant le petit chien avant de saisir sa laisse rouge assortie à ses Converses, Tony Rowell affiche un sourire satisfait. Lui aussi a vu son lot de belles histoires. En 2021, des parents voulaient emmener camper leur fille en situation de handicap. N’étant pas certains que cela lui plairait, ils n’ont pas souhaité acheter une tente toute neuve, et ont ainsi décidé d’en emprunter une à la Library of Things. « Ils l’ont essayée dans leur jardin et la gamine était ravie. » De quoi leur faire vivre « un voyage inoubliable » à destination d’une station balnéaire écossaise.

Tony Rowell, avec son corgi croisé, « rêve d’un grand entrepôt où l’on pourrait emprunter n’importe quel objet ». © Theo McInnes / Reporterre

« Nous commençons à changer le mode de pensée des gens, estime le fondateur de la bibliothèque. Ils comprennent qu’ils n’ont plus à acheter quelque chose, pour ensuite le ranger dans un placard. » Après avoir conquis l’Allemagne et les États-Unis, cette philosophie se répand en Angleterre. Aujourd’hui, la plupart des arrondissements londoniens sont munis de bibliothèques d’objets, que l’on retrouve aussi à Bristol, Newcastle, Oxford, Leicester, Birmingham ou Weymouth ; dans des métropoles de gauche comme de droite, d’anciennes cités industrielles, des villes étudiantes et des bourgs campagnards.

Alors que l’on entend le train de Londres filer vers la côte, Tony Rowell conclut : « J’aimerais que cela devienne un réflexe de venir chez nous, que ce soit pour un taille-haie comme pour des puzzles. Je rêve d’un grand entrepôt où l’on pourrait emprunter n’importe quel objet. Ce serait une grande victoire. » 


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