Dans les Alpes, le grand nettoyage des barbelés de la guerre

Fabrice Garnier stocke les rouleaux au bord de la route au col de l’Échelle, dans les Hautes-Alpes, le 1ᵉʳ juillet 2023. - © Emilio Guzman / Reporterre
Les bénévoles de l’association Mountain Wilderness démontent d’anciens barbelés militaires français et italiens dans les cols alpins. Cette ferraille rouillée blesse la faune sauvage et les troupeaux
Col de l’Échelle (Névache, Hautes-Alpes), reportage
« Ils sont là depuis quand ? Depuis la guerre entre la France et l’Italie ? » interroge un groupe de randonneurs septuagénaires italiens dans un français parfait. Sous le sentier de randonnée, une demi-douzaine de bénévoles retirent d’un sous-bois des fils de fer barbelés rouillés, à l’aide de cisailles et de gants de travail.
La tâche est compliquée : dans cette pente à l’instabilité pierreuse, les barbelés entourent des souches ou des arbres et sont en partie enterrés. Découpés en petites sections, ils sont rassemblés en fagots puis chargés sur des claies de portage qui serviront à les descendre à dos d’humain.

« Ça ne sert à rien, la guerre », conclut une des randonneuses italiennes tout en félicitant les bénévoles, avant de reprendre son ascension d’un bon pas, propulsée par ses bâtons de randonnée. « Bravo pour votre travail », ajoutent deux quinquagénaires suisses affublés d’une casquette présentant le blason de leur canton.
« C’est l’autoroute ici »
Partis du Valais le 20 juin, ils espèrent atteindre Menton le 20 juillet, sur ce GR 5 (chemin de grande randonnée) qui relie le lac Léman à la Méditerranée. « C’est l’autoroute ici », commente un des bénévoles. Ce samedi de début d’été, entre 9 h et 10 h, le soleil réchauffe le versant après une nuit bien fraîche. Et les randonneurs se font de plus en plus nombreux.

Les 1ᵉʳ et 2 juillet 2023, l’association écologiste Mountain Wilderness organisait un chantier de démontage « d’installations obsolètes ». Ici, ce sont des restes militaires, ailleurs cela peut être de vieux téléskis, des épaves d’avions, des clôtures agricoles, toutes sortes d’installations industrielles ou de mesures météorologiques abandonnées.
Il s’agit de la 72ᵉ opération du genre et la première réalisée au col de l’Échelle (1 762 m), aux confins des Hautes-Alpes et du Piémont italien. Depuis 2001, les chantiers de Mountain Wilderness ont permis de retirer « 600 tonnes de matériel », tout anciens usages confondus, selon Fleury Gelay, horticulteur lyonnais à la retraite et administrateur de l’association.

Ce week-end, entre 1 750 et 2 050 mètres d’altitude, ils sont une quarantaine à nettoyer par petits groupes la montagne de la ferraille abandonnée depuis la Seconde Guerre mondiale. La ferraille est présente partout : dans les prairies, la forêt de pins et de mélèzes et les pierriers.
En 1939 et 1940, les soldats français et italiens fortifièrent leurs positions à l’aide de ces barrières de fils métalliques perforants disposées à même le sol sur les deux versants montagneux qui enserrent le col.

« Ces fils de métal peuvent abîmer la faune sauvage. Les chamois, par exemple, qui se prennent les pattes dedans. Ils nuisent aussi à l’activité pastorale en causant des blessures aux brebis », explique Cathy en grimpant sur le sentier sans perdre son souffle pour rejoindre une zone de chantier.
50 tonnes en 5 weekends
« Dans le Mercantour, des bouquetins aveugles [à cause d’une maladie] mourraient en se bloquant dans les barbelés », ajoute l’artisane briançonnaise. « Ils se coinçaient les cornes », précise Jean, guide de haute-montagne et sophrologue qui vient lui aussi de Briançon.
« À Cervières [dans une vallée proche] et dans l’Ubaye, enlever les barbelés, ça a libéré des pâturages où les éleveurs ne mettaient pas leurs troupeaux tellement il y en avait », dit Cathy. « À Cervières on en a enlevé 50 tonnes grâce à cinq weekends de chantiers menés sur quatre ans », ajoute Jean.

Sur les cimes avoisinantes de ce coin du Briançonnais, de multiples forts portent la mémoire de la ligne Maginot des Alpes. De larges meurtrières pour mitrailleuses ouvertes dans les falaises ou aménagées dans des bunkers en béton sont toujours visibles sur l’ancien côté italien du col.
En 1947, la frontière a été déplacée dans la vallée au profit de la France au titre des réparations de guerre, plus proche de la petite ville italienne de Bardonecchia. Et donc, désormais, l’ensemble des barbelés installés ici, même par l’armée italienne, se trouvent côté français.

Les bénévoles partagent un même amour pour la montagne et les activités de plein air qu’ils y pratiquent. « Il y a des jeunes et des vieux comme moi. La présence féminine est importante », se félicite Fleury en tirant sur sa pipe après le pique-nique.
Découpe à la disqueuse
Moult générations et professions se croisent. Perrine, officier de marine marchande qui vit à Chambéry (Savoie) est venu à vélo avec son compagnon. Munie de lunettes de protection et d’un casque anti-bruit, elle découpe à la disqueuse les poteaux métalliques qui tiennent les lignes de barbelés.

Laurent, un professeur de mathématiques en lycée à Chambéry lui aussi, surnomme Iris, une étudiante originaire du Havre (Seine-Maritime), « œil de lynx » pour sa remarquable capacité à distinguer les barbelés au milieu de la végétation. La jeune femme accompagne son grand-père, Philippe, qui habite en Haute-Savoie.
Dimanche, un autre groupe poursuit l’extraction de rouleaux entiers de barbelés qui n’ont même pas été installés par les bidasses français. À proximité d’un abri en béton, les bénévoles récoltent également tout un tas de boites de conserves vides, brunies par l’oxydation.

Recouvertes par la végétation, les bobines sont sorties à l’aide de barres à mine utilisées comme leviers. « C’est tout emmanché dans les arbres », déplore Fleury. Au milieu de certaines bobines, des arbres ont poussé. Il faut alors couper les bobines d’un côté pour les dégager des troncs.
Les barbelés sont ensuite conduits jusqu’au bord de la route, en les faisant rouler ou en les tirant à l’aide d’une corde. Leur amoncellement étonne ou provoque l’admiration des promeneurs qui circulent en nombre ce jour-là, en voiture, à moto, à vélo, ou s’installent pour un bain de soleil.

« Ceux-là, ils sont tout neufs, ils n’ont jamais servi, plaisante un cyclotouriste. Il y en a plein, là-haut, au col de la Sueur », informe-t-il en montrant vers le sud-est la crête qui culmine à plus de 2 600 mètres d’altitude.
Carmen Grasmick, salariée de Mountain Wilderness chargée de la campagne Installations obsolètes, est attentive au signalement. « Nous avons un site internet où vous pouvez le renseigner », propose-t-elle. On y trouve une carte qui répertorie des milliers d’installations obsolètes signalées par les internautes dans tous les massifs français.

« C’est le dernier ? » demande Fleury, qui espère en avoir fini avec tous ces rouleaux lorsqu’il remonte sur la zone d’extraction. « Y’a pas de dernier, c’est interminable », lui rétorque Aurélie, une psychologue presque trentenaire qui habite entre Grenoble (Isère) et Chambéry.
« Y’a pas de dernier, c’est interminable »
Les bénévoles ont découvert d’autres stockages et lignes de barbelés dans le secteur du col de l’Échelle, en plus de ceux recensés avant leur action. Le chantier de cette année n’a pas suffi à tout débarrasser, contrairement aux prévisions. Les bénévoles estiment que 5 tonnes de barbelés et autres ferrailles ont été enlevées en ce tout premier week-end de juillet. Elles seront récupérées par un ferrailleur pour être recyclées.

Fin août, c’est au Mont Cenis, en Savoie, qu’un chantier sur des vestiges militaires sera organisé. Sur toutes les opérations engagées par Mountain Wilderness, l’armée ne participe guère à l’effort. Tout juste a-t-elle prêté précédemment des baraquements au col du Granon pour loger les volontaires.
Interrogé au sujet de sa responsabilité, le ministère de la Défense n’a pas répondu aux sollicitations de Reporterre. Huit décennies après avoir été installées, des kilomètres de lignes barbelées continuent de balafrer les Alpes.
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