Dans les Écrins, la fonte du glacier condamne un refuge historique

Vue depuis le refuge de la Pilatte, fermé depuis début juin 2021. - © Laury-Anne Cholez/Reporterre
Vue depuis le refuge de la Pilatte, fermé depuis début juin 2021. - © Laury-Anne Cholez/Reporterre
Le refuge de la Pilatte, dans les Alpes, subit de plein fouet le dérèglement climatique. Déstabilisé par la fonte d’un glacier, il s’est fissuré au point de devoir fermer ses portes. D’autres camps de base historiques de l’alpinisme pourraient connaître le même sort.
La Bérarde (Isère), reportage
« Vous êtes écolo ? Allez donc voir le refuge de la Pilatte, c’est l’un des premiers fermés à cause du réchauffement climatique. » Dans le village de la Bérarde, situé aux portes du parc national des Écrins, dans les Alpes, la rumeur s’est vite répandue. Depuis le début du mois de juin, le refuge de la Pilatte, perché à 2 577 mètres d’altitude, n’accueille plus les randonneurs et alpinistes : il a été fissuré par un mouvement de terrain, causé par le retrait du glacier éponyme. Cela faisait déjà plusieurs années que le bâtiment commençait à se fendre, et il s’avère aujourd’hui trop abîmé pour recevoir du public. « La dalle s’affaisse, le faîtage s’écarte et l’eau s’infiltre. C’était trop dangereux de l’ouvrir », explique Maria Isabel Le Meur, directrice adjointe de la Fédération française des clubs alpins et de montagne (FFCAM), propriétaire du refuge.
À la sortie du village, un écriteau placardé au début du sentier bordé de fleurs sauvages prévient les randonneurs de cette fermeture, sans toutefois interdire totalement l’accès au site. Alors, beaucoup débutent l’ascension, cheminant le long de la rivière du Vénéon, dont les flots furieux sont gonflés par la fonte des glaciers. Les 300 derniers mètres de dénivelé sont les plus raides : on transpire malgré le vent glacial, tout en serpentant entre les pierriers qui dominent majestueusement la vallée. Une langue de neige, parsemée de petites crottes de marmottes, n’a pas encore fini de fondre ; elle s’est même épaissie de quelques centimètres la nuit dernière.

Quatre heures plus tard, lorsque l’on atteint enfin le refuge, le bâtiment est noyé dans la brume. Impossible d’apercevoir en arrière-plan le célèbre glacier qui a tant fondu. Il faut s’approcher de l’édifice pour comprendre l’ampleur des dégâts. Une longue fissure de plusieurs centimètres lézarde sa façade. Une mousse jaunâtre colmate un peu les brèches, tel un vain pansement contre l’humidité. Une fenêtre manque de s’effondrer.
« Le refuge est construit sur un promontoire granitique qui lui sert de socle, explique Maria Isabel Le Meur. Il est à cheval sur une partie stable et un bloc d’environ 400 000 m3 qui s’appuie sur le glacier. Depuis le XIXe siècle, le glacier a reculé de 2 kilomètres et perdu 100 mètres d’épaisseur. Le gros bloc ne bute plus dessus, déstabilisant tout l’ensemble. »

« À terme, ce refuge ne pourra plus être ici »
Cette fissure ne date pas d’hier et le refuge était surveillé depuis longtemps par les scientifiques, notamment les membres du laboratoire Environnements, dynamiques et territoires de montagne (Edytem), de l’université Savoie Mont-Blanc, à Chambéry. « Il y a eu une accélération des mouvements de la roche entre 2005 et 2008. Mais cette année, les amplitudes ont été plus brutales et bien supérieures à celles constatées précédemment », poursuit Maria Isabel Le Meur.
Est-ce vraiment la faute du réchauffement climatique ? Jean-Marc Vengeon, guide professionnel à la Bérarde, semble circonspect : « On ne sait pas encore, j’attends les résultats des études géologiques en cours. Même si c’est vrai que nous, nous voyons la montagne changer à toute allure. C’est gênant à certains endroits, un peu moins à d’autres. De toute façon, faire de l’alpinisme, c’est s’adapter aux évolutions du terrain. » Pour pallier le recul du glacier et sécuriser la zone, les guides ont installé des mains courantes en fer le long du sentier, qui aujourd’hui ne sont plus suffisantes.

« On a ajouté des échelles en bois il y a deux ans, pour faciliter les cordées dans la descente sur la moraine fraîche, qui est encore instable », raconte Jean-Marc Vengeon. Une fois sur cet amas de blocs et de débris rocheux, il faudra encore cheminer quelques centaines de mètres avant de chausser des crampons, fouler la neige fraîche et partir à l’assaut des sommets des alentours : le mont Gioberney (3 351 mètres), la pointe de la Pilatte (3 476 m), celle des Bœufs rouges (3 516 m) ou encore le massif des Bans (3 669 m). Autant de noms célèbres qui font briller les yeux des alpinistes.
« Dans le refuge, on a retrouvé un livre d’or datant de 1960, dit Maria Isabel Le Meur. Cet endroit tenait vraiment une place particulière dans l’histoire de l’alpinisme, il a été un vrai camp de base pour la découverte des techniques de glace. On sait qu’à terme, ce refuge ne pourra plus être ici. C’est d’autant plus triste qu’il s’agit d’un phénomène inéluctable, contre lequel on ne pourra pas lutter. Nous réfléchissons aux solutions à apporter en concertation avec les acteurs locaux. »

Un territoire très sensible
Les conséquences du changement climatique sont aujourd’hui bien documentées dans les Alpes, qui se réchauffent 2 à 3 fois plus vite que le reste du globe. « C’est un territoire très sensible en raison de la présence de glaciers et du pergélisol, explique Ludovic Ravanel, chercheur géographe au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et rattaché au laboratoire Edytem. C’est en partie une question d’albédo [1] et de masse d’air potentiellement plus chaude qui s’installe. Selon certaines hypothèses, il y aurait plus de vapeur dans l’atmosphère au-dessus des massifs, ce qui engendrerait un effet de serre local. Mais les climatologues sont en attente de données et de nouvelles connaissances pour statuer à ce sujet. »
Si la disparition progressive de la célèbre Mer de Glace, à Chamonix, émeut régulièrement les touristes et les scientifiques comme Étienne Klein, l’ensemble des massifs alpins sont eux aussi en voie de disparition. « C’est normal que les glaciers évoluent avec les fluctuations climatiques. Mais leur retrait aujourd’hui n’est absolument pas naturel, il est causé par le réchauffement climatique d’origine anthropique », affirme Ludovic Ravanel, qui connaît bien le refuge de la Pilatte pour l’étudier depuis plusieurs années.

Toutefois, la Pilatte n’est pas le premier refuge à fermer ses portes en raison du changement climatique. Ludovic Ravanel se souvient de celui des Cosmiques, situé à 3 613 mètres sur le glacier du col du Midi, à Chamonix, qui a été fermé en 1998. À l’époque, une dalle de 600 m3 s’était écroulée, déstabilisant le bâtiment et nécessitant d’importants travaux de consolidation. « C’était à la fois dû au retrait du glacier du Géant et à la dégradation du pergélisol, qui n’était plus suffisamment cohérent pour maintenir la dalle », précise le chercheur.
Sur le flanc est du refuge de la Pilatte, une petite cabane en bois a été cerclée de câbles en fer. Côté précipice, quelques poteaux soutiennent les murs. L’édifice semble fragile, en apparence seulement. Construit en 1924, il a résisté aux assauts du temps et demeure constamment ouvert pour accueillir les randonneurs en détresse. L’ensemble est très sommaire : quatre murs et un toit, un plancher un peu penché, des bat-flancs pour dormir et une table unique pour manger. Un confort spartiate qui ne décourage pas les passionnés, qui se replongent ainsi dans les origines de l’alpinisme. Une époque où les majestueux glaciers n’étaient pas encore condamnés par le réchauffement climatique.