Dans les lacs de montagne, petits poissons et gros dégâts

En Savoie, les pêcheurs pratiquent l'alevinage dans les lacs de montagne. Cette pratique consiste à y introduire artificiellement des alevins, de jeunes poissons, dans ces espaces. - © Benoit Pavan / Hans Lucas pour Reporterre
L’introduction de poissons dans les lacs de haute montagne est une pratique de longue date des pêcheurs. Mais les alertes scientifiques sur ses conséquences sur la biodiversité se font de plus en plus pressantes.
Orelle (Savoie), reportage
L’hélicoptère vrombit, prend de la hauteur puis survole le barrage de Bissorte, en Savoie. À son bord, des pêcheurs de la Fédération de Savoie et de l’association locale de Modane, accompagnés de passagers pour le moins inhabituels : 2 000 alevins de salmonidés, truites et cristivomers, gardés dans des sacs plastique remplis d’eau et d’oxygène.
L’hélicoptère se pose au lac des Bataillères, à environ 2 500 mètres d’altitude, puis au lac Pépin, 300 mètres plus haut. L’opération ne prend que quelques secondes. En un geste, les jeunes poissons sont déversés dans les eaux froides et transparentes des deux lacs d’altitude. En cette chaude journée de juillet, l’opération alevinage est réussie.

Dans les lacs de haute montagne, où le poisson n’est pas présent naturellement, les pêcheurs recourent depuis longtemps à l’alevinage, qui consiste à y introduire artificiellement des alevins, de jeunes poissons, pour s’adonner à leur loisir.
De l’âne à l’hélicoptère
La pratique est ancestrale dans les Alpes, où elle a permis, au cours des siècles, de nourrir les bergers et les villageois. Elle restait cependant très marginale, les poissons étant montés à dos d’homme ou d’âne.

Mais depuis un demi-siècle, avec les progrès techniques et la démocratisation de moyens de transport comme l’hélicoptère, l’empoissonnement des lacs de montagne par les pêcheurs s’est intensifié et massifié.
« Cette pratique est tellement répandue qu’on estime qu’aujourd’hui, tous les grands lacs de haute montagne ont des poissons », observe Rocco Tiberti, chercheur italien spécialiste des écosystèmes alpins.

Cette situation est « dramatique » et pourrait devenir « irréversible », alerte le chercheur. Les lacs de montagne de haute altitude, milieux oligotrophes (pauvres en substances nutritives) et généralement en eaux closes (non reliés à un réseau par des cours d’eau), ont, par leur nature, un écosystème à l’équilibre très fragile.
« Des super prédateurs dans des milieux où il n’y en avait aucun »
L’alevinage revient donc à « introduire des super prédateurs dans des milieux où il n’y en avait aucun », dit Florent Arthaud, maître de conférence au Centre alpin de recherche sur les réseaux trophiques des écosystèmes limniques (Carrtel).
La présence de ces « super prédateurs » n’est évidemment pas sans conséquence sur le milieu. Au début des années 2000, de nombreuses études, principalement menées en Amérique du Nord, ont constaté et mesuré l’effet de ces introductions forcées de salmonidés : diminution des populations d’amphibiens, extinction locale de populations d’insectes aquatiques, réduction de la taille ou ralentissement de la croissance des espèces, mais aussi hybridation avec les espèces natives ou même déplacement des populations d’oiseaux…

En France, aucune étude n’a pu certifier les conséquences de la pratique de l’alevinage sur l’écosystème des lacs. « Mais il n’y a pas de raison que les impacts mesurés dans d’autres pays ne soient pas les mêmes en France », estime Rocco Tiberti, expliquant que « les lacs de montagne ont la particularité d’avoir des écosystèmes très similaires à travers le monde ».
« Avec ce que l’on sait, l’impact devrait être encore plus étendu en France, puisqu’il y a davantage de lacs avec des poissons dans les Alpes françaises », craint le chercheur.

Et la pression exercée par l’alevinage sur les écosystèmes lacustres devrait encore s’accentuer avec le changement climatique, dont les impacts sur les lacs de montagne, « sentinelles » du climat, sont déjà visibles (pollution, atrophie, verdissement) et largement documentés.
Hivers doux
« Jusque dans les années 2000, on avait encore des hivers régulièrement rudes, ce qui empêchait les poissons de s’acclimater », explique Dirk Schmeller, professeur à l’Ensat de Toulouse. « Aujourd’hui, les lacs restent ouverts plus longtemps », ce qui permet la naturalisation des poissons introduits.

Pour autant, malgré ce constat scientifique, les pratiques des pêcheurs peinent à évoluer… Même si, parfois, l’évolution s’impose d’elle-même. « Il y a certains lacs qu’on arrête d’aleviner, car ils sont trop petits ou s’assèchent. On n’est pas bornés », se défend José Pereira, responsable de l’alevinage à la Fédération de pêche d’Isère.
« On est bien conscients que la pratique n’est pas sans incidence, mais ce n’est pas le seul facteur de forçage des lacs », souligne de son côté Manuel Vallat, directeur de la Fédération de pêche de Savoie, citant le tourisme ou le pastoralisme.

Manuel Vallat explique aussi la lenteur des changements de pratique par une moins bonne connaissance des lacs de montagne : « Les cours d’eau sont plus accessibles, donc plus faciles à surveiller. La gestion a été adaptée à ces endroits, mais pas encore sur les lacs ».
« On n’est pas bornés »
Pour améliorer sa pratique dans les lacs de montagne, la Fédération de pêche de Savoie a décidé de mener des relevés thermiques dans une douzaine de lacs, et de limiter l’alevinage aux lacs de barrage. « Ce sont des milieux artificiels, qui connaissent d’importantes variations de niveau d’eau en fonction de l’usage pour l’hydroélectricité, il n’y a donc pas d’espèces qui s’installent vraiment », argumente Damien Proner, chargé de mission.

Reste un espoir, souligne Rocco Tiberti, qui a constaté « l’extraordinaire résilience des écosystèmes des lacs de montagne » lorsque les poissons en sont retirés. Le chercheur a mené l’expérience dans le parc national du Grand-Paradis, en Italie, l’un des seuls territoires des Alpes où la pêche et l’alevinage ont été totalement interdits. Les populations d’amphibiens, en particulier, ont rapidement réinvesti le milieu.
« Mais la mauvaise nouvelle, c’est que le contexte local est souvent défavorable », regrette le chercheur. La régulation de la pêche et la manne touristique qu’elle représente sont en effet souvent source de tensions dans les territoires de montagne, tiraillés entre pratiques traditionnelles, poids économique du tourisme et volonté de protéger les milieux naturels.

Même dans les parcs nationaux, il a fallu faire des compromis, la pêche préexistant souvent à leur création. Dans le Parc de la Vanoise, en Savoie, « le contexte a été assez tendu », se souvient Philippe Lheureux, directeur des politiques régaliennes, au moment de la réglementation de la pêche après une loi de réforme des parcs nationaux de 2006.
Statu quo
« On a d’abord voulu soigner le relationnel, ne pas opposer la science à l’humain », dit-il, expliquant que le parc a choisi le statu quo, permettant l’alevinage des points qui l’étaient déjà historiquement, soit une dizaine de lacs et cours d’eaux représentant environ 5 % du parc.

Pour le chercheur Rocco Tiberti, cette politique du statu quo est un moindre mal, et peut permettre de limiter l’expansion des poissons introduits artificiellement. Mais un dernier problème persiste, sur lequel les chercheurs sont unanimes : l’introduction du vairon.
Ce petit poisson est utilisé par les pêcheurs comme appât et, se reproduisant très vite, fait beaucoup de dégâts dans les lacs : « Il brasse beaucoup les sédiments et mange beaucoup de zooplancton », explique Florent Arthaud. « C’est une fausse bonne idée », reconnaît Damien Proner, désignant un banc d’alevins sur la bordure du lac des Bataillères.

Parmi les pêcheurs, la question de l’alevinage est finalement d’autant plus délicate que les pratiques varient beaucoup. Difficile de contrôler, notamment, ce que font les sociétés de pêche privées et les associations locales, les fédérations départementales n’ayant aucun pouvoir hiérarchique sur elles.
Bisbille intergénérationnelle
« On essaye de les accompagner, de faire passer le mot sur les bonnes pratiques… Mais certaines n’en font qu’à leur tête », regrette Damien Proner, décrivant un dialogue parfois compliqué, et une différence de vision entre « anciennes » et « nouvelles générations ».
« Mais c’est une pratique qu’on n’abandonnera jamais, il y a des pêcheurs qui viennent de toute la France pour pêcher dans nos montagnes, ajoute-t-il. On essaye seulement de réparer les erreurs des anciens… »
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