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ReportageAgriculture

Dans les vignobles sud-africains, les ouvriers agricoles noirs vivent l’enfer

Salaires de misère, exposition aux pesticides, endettement auprès des fermiers… En Afrique du Sud, les conditions des ouvriers agricoles — noirs et métis — de la riche région viticole du Cap-Occidental ont peu évolué depuis la fin de l’apartheid. Certaines fermes, en partie gérées par les travailleurs, tentent de changer la donne.

  • Province du Cap-Occidental (Afrique du Sud), reportage

Ce lundi de novembre, Manie est levé depuis 5 h du matin pour récolter à la main les grappes de raisin d’un vignoble situé entre Worcester et Robertson, dans la province du Cap-Occidental. « Je travaille à la ferme parce mes parents travaillaient à la ferme et qu’ils n’avaient pas d’argent pour l’école, comme nous n’aurons pas les moyens d’aider nos enfants », regrette le père de famille de 38 ans. Comme lui, de nombreux travailleurs agricoles de la région rêvent d’une vie meilleure. Ils sont la face cachée d’une industrie célébrée partout dans le monde. L’Afrique du Sud est le neuvième producteur de vin mondial et le tourisme viticole génère des milliards de rands — la monnaie locale — chaque année. Les chenin blanc et les syrah sud-africains sont notamment appréciés parce qu’ils sont bon marché. Et pour cause : à 18,68 rands (1,15 euro) par heure, le salaire minimum des travailleurs agricoles est l’un des plus bas du pays. 25 ans après la fin de l’apartheid, alors que 73 % des terres agricoles appartiennent toujours à des fermiers blancs — une proportion sans doute encore plus élevée dans la province du Cap-Occidental —, les conditions de vie des quelque 100.000 Noirs et « Coloured » (les Métis) qui travaillent dans les vignobles de la région n’ont pas beaucoup changé. 

Le salaire minimum des travailleurs agricoles du Cap-Occidental est l’un des plus bas du pays.

À la ferme, Esmela, 29 ans, la cousine de Manie, se plaint de l’absence de toilettes dans les champs de vignes, qui oblige les femmes à s’accroupir dans les buissons environnants, même quand elles sont enceintes. « Il n’y a pas non plus d’eau potable pour boire ou se laver les mains », ajoute-t-elle. Vêtue d’une blouse bleue, elle a le visage recouvert d’une crème orange épaisse censée protéger sa peau des réactions cutanées et des démangeaisons provoquées par les produits chimiques. « On n’a aucune protection et, parfois, le patron pulvérise les pesticides pendant qu’on travaille. » Quand la pluie s’abat sur les travailleurs, pas de répit, la plupart doivent s’atteler à la tâche jusqu’à être trempés, puis, une fois séchés, retourner au champ.

Beaucoup d’employés sont dépendants des fermiers pour leurs revenus mais aussi pour leur logement

Contre 10 % de leurs salaires, les huit membres de la famille d’Esmela habitent une maison sur la propriété de leur employeur composée de deux chambres et d’un salon. Beaucoup d’employés permanents ont besoin des fermiers non seulement pour leurs revenus mais aussi pour leur logement, l’électricité, l’eau ou encore les vêtements des enfants.

Ce système de dépendance remonte à l’époque coloniale. Les premières vignes ont été implantées au Cap par la Compagnie néerlandaise des Indes orientales en 1655. Les immigrants français huguenots, persécutés par Louis XIV, ont ensuite apporté avec eux leur culture viticole. Les vignerons utilisaient la force de travail des indigènes Khoïkhoï et des esclaves venus d’Asie du Sud-Est. Ce sont notamment leurs descendants qui composent la communauté « Coloured », majoritaire parmi les travailleurs des vignobles.

Des travailleurs se réchauffent.

Après l’abolition de l’esclavage, un système d’exploitation économique s’est installé puis s’est perpétué durant l’apartheid. « C’est vraiment triste d’écouter les histoires de nos aïeux », raconte Ida Jacobs, fille de travailleurs agricoles devenue responsable au sein du syndicat Food and Allied Workers Union (FAWU). « Ma mère a commencé à travailler pour une famille blanche à l’âge de 6 ans. Elle dormait dehors sur le perron et le matin, ils lui ouvraient pour qu’elle nettoie la cuisine. » 

Le contrôle de la main-d’œuvre passait aussi par le « dop system », une pratique illégale depuis 1961 qui consistait à remplacer une partie de la rémunération par du vin. « Ma mère en recevait trois fois par jour : matin, midi et soir », dit Ida Jacobs.

D’après un rapport d’Human Rights Watch publié en 2011, le « dop system » à l’ancienne serait toujours pratiqué dans quelques fermes. Surtout, son passif reste encore bien présent. « Dans la plupart des cas de perte d’emploi de travailleur agricole que nous traitons, la cause est l’alcoolisme », dit la syndicaliste. Un vin de mauvaise qualité inexportable est vendu sous forme de papsak (sachets en aluminium) et coûte moins de 180 rands (11 euros) les cinq litres. « Ce vin moins cher que la nourriture tue les travailleurs », dit Ida Jacobs. Conséquence tragique : avec le Cap du Nord, la province du Cap-Occidental est l’endroit du monde avec la plus forte prévalence d’alcoolisation fœtale, causée par la consommation d’alcool pendant la grossesse de la mère. Le trouble touche 64 enfants sur 1.000, selon le département du Développement social de la province

Suraya, 25 ans, s’occupe des enfants du fermier.

Quelques kilomètres plus loin, dans une deuxième ferme qui s’étend sur 80 hectares, une partie des 19 employés vivent dans des logements insalubres. Ici, beaucoup d’habitants dorment à même le sol dans une grande promiscuité, sans électricité. Les fenêtres sont cassées. Ida Jacobs, du FAWU, est venue prévenir les travailleurs du rachat probable de la ferme, dont ne leur a pas parlé leur employeur. Ils se plaignent de l’agressivité de leur patron. « Depuis qu’il a eu un accident de moto et que sa tête a pris un coup, il ne fait que de nous insulter », rapporte Delie, âgé de 34 ans et qui en paraît quinze de plus. Efrim, jeune homme de 29 ans aux traits burinés, complète : « Il vient nous chercher avec son bakkie [pick-up] et on doit monter à l’arrière avec ses chiens dangereux. » 

Tous ont une dette auprès de lui, à prélever sur leur prochain salaire. Suraya, jeune maman de 25 ans, s’occupe de la progéniture du fermier. Elle reçoit la même rémunération que ceux qui sont dans les vignes. Sur sa fiche de paie bimensuelle, on lit : salaire de 1.134 rands (69 euros), dette de 700 rands (43 euros), correspondant à ses courses dans le magasin appartenant à la mère du patron, le seul accessible à pied. En poche, il lui reste donc 434 rands (27 euros) pour quinze jours, malgré ses trois enfants à charge. La dette de Leaticia, 31 ans, qui fait les courses pour tout son foyer, dépasse même son salaire.

Des saisonniers originaires du Lesotho dans une ferme de Worcester, en octobre 2019.

Le patron a donc décidé de se servir en liquide chez son mari, sans l’indiquer sur la fiche de paie, la pratique étant illégale. Quand les employés peuvent se le permettre, soit toutes les deux semaines, ils se regroupent pour se rendre en ville en taxi et se ravitailler au supermarché. Mais le reste du temps, ils n’ont d’autre choix que la supérette hors de prix. « L’huile de poisson y coûte 30 rands contre 12 à Worcester ! Et ils augmentent les prix sans nous avertir, on s’en rend compte le jour de paie », se lamente Suraya. « Tous les moyens sont bons pour nous faire payer », dit l’une de ses amies, qui raconte avoir acheté un tee-shirt usé au fermier pour 15 rands. 

Sécheresse et mécanisation mettent les travailleurs agricoles à la rue

Ces dernières années, la sécheresse et la mécanisation ont encore augmenté la précarisation des travailleurs agricoles sud-africains. Les emplois permanents sont de moins en moins nombreux et remplacés par des emplois saisonniers. Résultat : les expulsions sont légion. Depuis 1994, près d’un million de travailleurs auraient été chassés des exploitations. Les délogés qui peuplent les townships et les installations illégales éloignées des fermes se retrouvent au chômage ou travaillent seulement deux à trois mois dans l’année en période de récolte. Ils sont rejoints par de plus en plus d’immigrés du Lesotho et du Zimbabwe, embauchés pour la saison, payés moins que le salaire minimum et vivant dans des conditions inhumaines. 

À la fin de l’année 2012, face à une situation qui se dégrade, les ouvriers agricoles du Cap-Occidental ont fait une grève historique. Seize villes ont été touchées, des milliers de travailleurs ont pris les routes, brûlé des vignes et détruit les voitures des fermiers. Deux travailleurs ont été tués par les forces de police. À la fin de la grève, en 2013, le gouvernement a décidé d’augmenter de 57 % le salaire minimum. Mais les propriétaires ont répliqué en augmentant les loyers et en expulsant les manifestants et de nombreux travailleurs permanents. Comme si, à chaque tentative des travailleurs d’améliorer leurs conditions, les fermiers parvenaient à contourner la loi.

L’intérieur d’une habitation.

En octobre dernier, Thulas Nxesi, ministre de l’Emploi et du Travail, a admis que certains propriétaires ne laissaient pas les inspecteurs du travail entrer dans leurs fermes. Contacté au téléphone par Reporterre, le propriétaire de la seconde ferme que nous avons visitée a accepté de répondre à nos questions dans un anglais approximatif. « Les travailleurs se plaignent mais on a fait 400.000 rands (24.000 euros) de réparations dans leurs maisons cette année alors qu’on a perdu beaucoup de chiffre d’affaires avec les sécheresses », se justifie-t-il. L’Afrikaner déplore l’augmentation annuelle du salaire minimum. « Je voudrais avoir des machines, elles sont plus efficaces et plus rapides », tranche-t-il avant de raccrocher. 

Toutes les fermes n’ont pas de pratiques aussi abusives, une poignée respecte la loi. D’autres se sont même lancées, avec l’aide de l’État, dans des programmes de redistribution et de partage des terres et de leur gestion, ce sont les black-owned farms (« fermes appartenant à des Noirs »). Nombre d’entre elles ont échoué faute de rentabilité, mais ce n’est pas le cas du projet de Diemersfontein. L’immense domaine de 183 hectares situé dans la ville de Wellington appartient à David Sonnenberg, 73 ans, petit-fils du fondateur de la chaîne de magasins Woolworth, devenu psychologue clinicien au Royaume-Uni avant de revenir dans son pays natal. En 2006, l’héritier a créé Thokozani, une entreprise, détenue à 80 % par ses employés et à 20 % par Diemersfontein, qui possède 4,2 hectares du domaine, gère des maisons d’hôtes et produit plusieurs vins.

David Sonnenberg, en novembre 2019, à Diemersfontein.

Les logements où vivaient les quinze travailleurs permanents ont été transformés en une école accueillant 15 % de boursiers et les nouveaux actionnaires en question ont acquis des maisons à l’extérieur de la ferme dont ils sont devenus propriétaires. « Il a fallu mettre en place des formations à la santé et la sécurité mais aussi à la gestion d’un budget », explique Denise Stubbs, fille de travailleurs agricoles devenue responsable des ressources humaines du projet. « C’est un changement d’état d’esprit pour eux. » Les bénéfices des actions sont en partie convertis en paniers de nourriture et la mobilité sociale est importante au sein de l’entreprise. « C’est souvent un échec si vous forcez le changement social plutôt que de l’accompagner lentement, dit David Sonnenberg pour justifier le succès de Thokozani, et dans ce pays, nous n’avons pas beaucoup de temps, alors nous devons trouver un équilibre. » Reste que pour le Sud-Africain, qui était adolescent quand son père a mis fin au « dop system » dans son exploitation, les fermiers blancs n’ont plus l’excuse de ne pas être conscients des injustices de leur pays. 

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