Dans un building de Montréal, les déchets des uns font le bonheur des autres

Les larves de ténébrions sont nourries avec de la fibre de fruit récupérée à cinq kilomètres de là. - © Alexis Gacon / Reporterre
Les larves de ténébrions sont nourries avec de la fibre de fruit récupérée à cinq kilomètres de là. - © Alexis Gacon / Reporterre
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Alternatives Économie Alimentation Agriculture urbaineEt si les déchets d’une entreprise devenaient les produits ou la matière première de celle de l’étage au-dessus ? La Centrale agricole, coopérative, née il y a deux ans et regroupant une vingtaine d’acteurs de l’agriculture urbaine, concrétise cette expérience.
Montréal, correspondance
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur une douce odeur de café : « Tu en veux un ? » lance Alan Boccato Franco, directeur de laboratoire chez Champignon Maison. Plus les employés et les visiteurs en boivent, plus il est ravi. Chaque semaine, son entreprise récupère des kilos de marc dans les cafetières qu’il utilise pour faire grandir ses champignons.
« Avec la pandémie, on en a moins consommé dans le building, mais on en avait toujours quelques kilos chaque semaine », explique-t-il. En plus des employés du bâtiment, Champignon Maison fait le tour d’une dizaine d’autres boîtes du quartier, pour accumuler 300 kilos de café chaque semaine. Une fois le marc dans le sac, ils le mélangent à la sciure — qu’ils récupèrent notamment d’une menuiserie au rez-de-chaussée de l’immeuble — et le tout devient un substrat qui nourrit leurs champignons.

Dans l’immense salle réfrigérante que nous ouvre Alan, les étagères sont couvertes de pleurotes et de shiitakés, nés donc grâce aux déchets des entreprises de l’immeuble et du quartier. « On essaie vraiment de s’entraider et de tirer profit de nos pertes respectives », dit-il. Les têtes pensantes de Champignon Maison tentent d’ailleurs de mettre au point un système pour récupérer l’air humide d’Opercule, première pisciculture urbaine du Québec, située à l’étage d’en dessous. Un peu d’humidité ferait, semble-t-il, du bien à la prolifération des champignons. Opercule, elle, a un œil sur les produits de Tricycle pour nourrir ses futurs poissons.
Tricycle, c’est la première porte à droite en sortant de Champignon Maison. On n’y trouve pas de fabrique de petits vélos en bois recyclé, mais plutôt des larves de chenilles, les ténébrions grillés, qui croquent sous la dent à l’apéro. Les craintes à la vue des petits insectes sont vite dissipées en bouche. Leurs arômes de noix ont un goût de reviens-y.

Dans le local de 75 mètres carrés, plus de 40 millions de larves sont élevées. Pour les nourrir, Tricycle récupère notamment la fibre de fruit des jus Loop, une entreprise établie cinq kilomètres à l’est de la Centrale agricole, et le son de blé de boulangeries avoisinantes. Le fait de récupérer gratuitement ces matières premières dans le quartier leur permet d’économiser l’équivalent de 15 000 dollars canadiens (environ 10 400 euros) chaque année. L’entreprise mise aussi sur une économie circulaire qui profite aux autres membres de la Centrale. « Notre déchet, c’est le fumier des insectes qu’on élève, explique Noémie Hotte, gestionnaire de projets recherche et développement pour Tricycle. « On en fait un sous-produit qui est commercialisé et qui est utilisé dans les potagers expérimentaux qui sont sur le toit de la Centrale, exploités aussi par d’autres organismes. Il aide à faire pousser des tomates, entre autres. »
17 % de circularité pour rester sous les 2 °C
Actuellement, d’après le rapport Global Circularity Gap, l’indice de circularité de l’économie mondiale tourne autour de 8,6 % (3,5 % pour le Québec). Il s’agit de la part des matières secondaires (recyclées ou réutilisées) dans la consommation totale d’une économie. Il a reculé de 0,5 % depuis l’an dernier. Pourtant, il suffirait, aux dires de l’organisme Circle Economy, de faire hausser sa part à 17 % pour limiter le réchauffement climatique au-dessous de 2 °C. En ralentissant l’extraction des matières premières et les déchets, l’économie circulaire pourrait contribuer à freiner le déraillement.
Mais est-elle trop compliquée à mettre au point à l’échelle d’un quartier ou d’une ville ? Pour Charles Séguin, économiste de l’environnement à l’Université du Québec à Montréal, c’est parce qu’elle n’apparaît qu’en arrière-plan dans la lutte pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) qu’elle reste oubliée des pouvoirs publics : « Je ne pense pas qu’au Canada ou ailleurs, les gouvernements prennent de haut la question de la circularité de l’économie. Mais c’est sur les émissions du secteur des transports et sur celles des pétrolières qu’ils veulent agir pour réduire les GES. Or dans ces secteurs, il est difficile de faire du circulaire. Et les déchets des autres industries occupent une petite place dans les émissions, alors ce n’est pas là-dessus qu’ils misent pour réduire le bilan carbone des États. En plus, certaines filières de récupération vont, elles aussi, émettre du CO₂, ce qui est contre-productif. »

Selon lui, les initiatives locales comme celles de la Centrale agricole sont utiles, car elles interrogent la question de la planification de l’économie. « Pour que deux entreprises s’imbriquent comme ça, il faut que leurs ressources respectives soient toujours disponibles pour l’autre. C’est un défi. C’est plus difficile à mettre en place sur des grands volumes, mais les économies d’échelle pourraient cependant être intéressantes pour les grandes entreprises. » Pour Bertrand Schepper, chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, basé à Montréal, si l’économie circulaire n’est pas assez mise de l’avant par les décideurs, c’est parce qu’elle va à l’encontre des principes de libre-échange, qui consacrent l’extraction, la consommation et la destruction. « Valoriser le déchet de l’entreprise voisine, ça demande de l’ingéniosité, mais ce génie coûte parfois plus cher que l’économie linéaire, où le produit n’est utilisé qu’une seule fois. Dans un système où les volumes sont importants, les marges sont souvent faibles et l’impératif du profit vient contrecarrer des initiatives comme celles-ci. Au Québec, le gouvernement compte surtout des gens issus des affaires, des comptables, la question du coût est toujours primordiale pour eux. »
Cette année, le Québec s’est doté d’un réseau de recherche en économie circulaire, qui réunit plus de 110 chercheurs de seize universités, avec une enveloppe de cinq millions de dollars sur cinq ans. L’idée est de favoriser le transfert des connaissances dans le domaine. Pour poursuivre le maillage de leurs savoirs, les entreprises de la Centrale agricole continuent d’explorer des avenues pour mieux s’imbriquer les unes aux autres. Champignon Maison expérimente en ce moment des matériaux de construction faits de bois, de café et de champignons, qui pourraient remplacer des plaques d’isolation, ou même des briques, dans les maisons. Dans quelques mois, elles seraient toutes désignées pour devenir le matériau de base des kiosques de vente des produits de la Centrale sur les marchés.