De plus en plus de vieux, l’autre défi démographique

- © Juan Mendez/Reporterre
- © Juan Mendez/Reporterre
Durée de lecture : 11 minutes
Social MondeAvec l’espérance de vie grandissante, le nombre de personnes âgées augmente. Face à une Terre toujours plus peuplée, les défis du vieillissement sont nombreux. Faut-il mourir à temps ? Mieux intégrer les personnes âgées ? Enquête [2/4]
Vous lisez l’enquête « Trop d’humains sur Terre ? Le défi du siècle ». Le volet 1, « Pour la planète, faire moins d’enfants ? », est ici. Le volet 3, « L’Afrique confrontée au boom de sa population », est ici.
Dans la série de science-fiction des années 80 L’Âge de cristal, les humains se sont réfugiés dans un dôme après un holocauste nucléaire. Nous sommes au XXIIIe siècle et les besoins vitaux sont fournis par des robots et des automatismes. Nul besoin de travailler, l’humanité en sursis vit en apesanteur, mais totalement débridée, jouisseuse et insouciante. Seule loi en vigueur : pour éviter la pression démographique dans le dôme, aucun humain ne peut vivre au-delà de son trentième anniversaire... Dans L’Âge de cristal, la logique des vases communicants est poussée jusqu’au bout de ce qu’autorise la fiction. Ici, le choix est fait : le but n’est pas d’empêcher de naître, mais de mourir à temps pour stabiliser la population.
Si la planète était un cargo, il y entrerait actuellement plus de monde qu’il n’en sort. Ajoutons à ce fait une espérance de vie grandissante, et le monde prend naturellement une tournure argentée, au point que les plus de 65 ans constituent le groupe d’âge à la croissance la plus rapide. En 2018, pour la première fois dans l’histoire, ils étaient plus nombreux que les enfants de moins de 5 ans dans le monde et, d’ici à 2050, ils le seront deux fois plus, d’autant qu’ils dépasseront les adolescents et les jeunes (15-24 ans). Une personne sur six aura plus de 65 ans (16 %) en 2050, contre une sur onze actuellement (9 %).
D’après l’association britannique Aging in Place, Japon, Italie et Finlande composent le tiercé de tête des populations les plus âgées avec respectivement près de 29 %, 23 % et 22,5 % de plus de 65 ans parmi leurs habitants. La part des 80 ans ou plus devrait tripler, passant de 143 millions en 2019 à 426 millions. En Chine, 35 % de la population aura plus de 60 ans en 2050. Si rien ne change, dès 2045 l’État pourrait ravir au Japon son rang de pays le plus âgé de la planète.

Plus on est vieux, plus on consomme
L’enjeu est grand, puisqu’une personne âgée a un poids écologique supérieur à un jeune. Si l’on réduit l’individu à son bilan carbone, le règne du boomer semble total [1]. Après avoir épluché les émissions basées sur la consommation de tous les groupes d’âge dans trente-deux pays, des chercheurs chinois, norvégiens, britanniques et japonais ont conclu que la part des seniors représentait 32,7 % des émissions en moyenne en 2015, contre 25,2 % en 2005. Les moins de 30 ans, eux, représentaient 8 % des émissions de ces pays en 2015, et 9 % en 2005. Cette part élevée des seniors s’explique, selon l’étude, par les habitudes de consommation et de dépenses de cette génération qui a connu le plein emploi et l’essor de la consommation de masse. On compte ainsi environ 21 tonnes de CO2 par an et par personne aux États-Unis ou en Australie, 19 tonnes au Luxembourg ou encore 12 en Norvège.
Que cette génération se situe au sommet de l’échelle des émissions n’est guère étonnant : dans les pays occidentaux, elle dispose notamment d’un pouvoir d’achat lié à une retraite assurée. « De plus, leurs modes de consommation sont rigides, précise Edgar Hertwich, professeur au programme d’écologie industrielle de l’université norvégienne des sciences et technologies (NTNU). À plus de 60 ans, difficile de changer ses habitudes, ou d’aller vivre dans un appartement plus petit par exemple. »
Ici, le choix sociétal est déterminant. Au Japon, où les seniors sont responsables de la moitié des émissions, des communautés de logements doublés de systèmes de transport performants limitent déjà leur contribution carbone. D’une manière générale, le bilan carbone des nouveau-nés est plus étudié que celui des personnes âgées, des séniles ou encore des malades, pris en charge dans des établissements de soins. « Les politiques de RSE [responsabilité sociale et environnementale] prennent en compte les normes énergétiques des bâtiments, note Marie-Anne Fourrier du groupe Korian, spécialisé dans le soin et l’accompagnement des personnes âgées. Mais très peu de choses sont faites au niveau des soins, du régime alimentaire ou des déchets par exemple, alors que le nombre de protections jetées quotidiennement est conséquent. »

Le défi n’est pas que numéraire. Le vieillissement implique des développements technologiques pour des populations ayant les moyens de se les offrir. Les besoins en connectivité, en réalité virtuelle, en mobilité, etc. s’accroissent, de même que les conséquences environnementales de la prise en charge. « Dans la vieille Europe, on en rajoute une couche, car les populations ont les moyens, le marché est immense. Mais tout se pense comme si les conditions économiques d’aujourd’hui seront celles de demain. Rien n’est moins sûr », prévient Valérie Golaz, de l’Institut national d’études démographiques (Ined).
Au-delà de son poids carbone, le vieillissement illustre une société prise en étau : la part de la population active baisse, alors que les besoins de prise en charge s’accroissent. Ce qu’on appelle le ratio de soutien potentiel [2] diminue inexorablement. Il atteint 1,8 au Japon et moins de 3 dans vingt-neuf autres pays, principalement situés en Europe et dans les Caraïbes. Il va continuer à chuter d’ici à 2050, chamboulant le marché du travail, la performance économique ainsi que les pressions fiscales auxquelles de nombreux pays seront confrontés dans les décennies à venir. Retraite, protection sociale, financement des soins, inclusion sociale du grand âge, personnel soignant... les défis sont nombreux.
L’apport limité de l’immigration
La démographie n’échappe pas non plus au cadre de pensée « croissantiste ». Après tout, l’équilibre économique de nos retraites ou de nos comptes publics ne trouve de solution que si l’on maintient la population. Pour lutter contre son vieillissement et alléger son bilan carbone, l’immigration pourrait avoir un rôle à jouer. Prenons l’exemple des déplacés climatiques : rien qu’en 2018, 25 millions de personnes ont dû fuir leur pays. Si ces migrations vont s’intensifier à mesure que progresse le réchauffement climatique, le vieillissement de la population se poursuivra lui aussi. Une politique d’accueil des réfugiés pourrait ainsi contribuer à maintenir la population active en Europe et compenser les pertes causées par un excès de décès.

Mais dans leur immense majorité, les populations du Sud veulent continuer à vivre où elles sont nées, confirment différentes études. Même dans les situations de crise — guerre civile, sécheresse ou inondations —, les habitants émigrent à proximité ou dans un pays voisin, puis reviennent chez eux dès qu’ils le peuvent. Ils souhaitent vivre mieux, en paix, chez eux, comme le reste de l’humanité. Un rapport publié en 2004 par le département des affaires économiques et sociales de l’Organisation des Nations unies indique que les immigrés venus des pays pauvres contribueront pour 4 % à la croissance démographique des pays développés d’ici à 2050 — aujourd’hui 3 % —, ce qui rajeunira une Europe vieillissante, mais pour une part limitée.
En Allemagne, le système fonctionne pourtant : les immigrés viennent pallier une partie des enfants que les « Ginks » et les « Dinks » (pour Double Income, No Kids ; soit Double revenu, pas d’enfants) ne veulent pas mettre au monde. Avec seulement huit naissances pour 1 000 habitants, le solde est négatif (986 000 décès, contre 773 000 naissances en 2020, selon l’Office fédéral allemand de la statistique Destatis). L’immigration permet à la population de se maintenir.
Entre 2015 et 2021, 1,6 million de demandeurs d’asile sont venus de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak, d’Iran et d’Érythrée. Le sommet du pic a été atteint en 2016, avec plus de 745 000 demandes. Plus de 43 % d’entre eux ont reçu une reconnaissance plus ou moins durable, qu’il s’agisse d’un statut de réfugié ou d’une simple tolérance sur le territoire. À long terme, l’Allemagne ne devrait plus compter que 65 à 70 millions d’habitants, contre 83,2 millions en 2021.
Difficultés en Chine, solution au Japon
La vraie tornade blanche se situe en Chine, où plus de 485 millions de personnes auront plus de 60 ans en 2050 [3]. « Cela n’est ni inattendu ni nouveau, affirme Sylvie Démurger, directrice du CNRS à l’Institut d’Asie orientale (IAO). Cela résulte d’un processus de transition démographique naturel dopé par des politiques de natalité “désincitatives”, puis coercitives à partir de la politique de l’enfant unique de 1979. » En cela, la Chine a largement profité du fameux dividende démographique : une forte population en âge de travailler et la baisse du ratio des personnes dépendantes, qu’elles soient jeunes ou âgées. Il s’en est suivi une croissance économique folle, dopée par un réservoir de main-d’œuvre sans équivalent.
Sauf que l’une des conséquences délétères du contrôle des naissances a été le vieillissement de la population. Le pays a beau avoir rouvert les vannes de la natalité, il ne pourra pas vraiment soutenir le programme de retraites. Le pays va « rétrécir » à partir de 2029, date attendue de son pic démographique, calculé aux alentours de 1,44 milliard d’habitants. La Chine cumule donc de sacrés défis : elle lâche le contrôle des naissances au moment où sa population vieillit trop, et trop vite, et au moment où l’essor des classes moyennes alourdit son bilan carbone.

Le Japon, lui, semble avoir trouvé une alternative. Ancienne directrice d’hôpital et salariée du groupe Korian, Marie-Anne Fourrier a vécu trois ans au Japon et séjourné plusieurs fois en Chine, où elle a décortiqué le système de prise en charge des personnes âgées. Si elle est plutôt inquiète concernant l’ampleur de la tâche en Chine, elle ne tarit pas d’éloges concernant l’inclusion sociétale du grand âge au sein de la société japonaise. Là-bas, les choses ont été largement anticipées dans les années 1980 pour absorber la vague argentée. À l’époque, la part des grabataires chez les plus de 65 ans augmentait et les capacités d’accueil étaient largement insuffisantes (162 000 lits pour 24 millions de personnes). L’ensemble faisait déraper les dépenses publiques.
« Dès 1990, la politique volontariste de l’État japonais s’est inspirée de toutes les expériences internationales existantes, empruntant à chacune son point fort : elle a retenu le modèle de financement du système allemand, les care management [4]du modèle anglo-saxon et développé les modes variés de prise en charge, notamment en matière d’aide au maintien à domicile, des pays scandinaves », détaille-t-elle dans une note parue en 2006. Une taxe sur la consommation de 3 % puis 5 % a été créée pour financer l’ensemble, puis un système d’assurance spécifique, le Kaigo hoken (Support de longue vie), a été ajouté.
« Sans le renouvellement des générations, ils ont su faire du vieillissement une opportunité : en gardant les personnes âgées au sein de la société active, c’est-à-dire au travail, dans les quartiers, à côté des écoles, dans les gymnases ou encore dans les parcs. » Certes le système coûte cher, mais les personnes âgées ne sont pas délaissées comme dans certaines sociétés occidentales. Un exemple à suivre ?
Laure Noualhat est également l’autrice de Lettre ouverte à celles qui n’ont pas (encore) d’enfant (éd. Plon).