Défi local : un grand restaurant parisien ne se fournit qu’en produits d’Ile-de-France

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Cresson de Méréville, asperge d’Argenteuil, chou de Pontoise ou poularde de Houdan : les restaurants du chef Yannick Alléno font redécouvrir des produits d’Île-de-France. Quand relocalisation et gastronomie vont de pair.
- Paris, reportage
« Nous prendrons la formule déjeuner, mademoiselle, s’il vous plaît. » Reporterre s’est invité début avril au Terroir parisien, place de la Bourse, l’un des deux bistrots ouverts à Paris par Yannick Alléno, le chef triplement étoilé du Alléno Paris, au Pavillon Ledoyen, pour redécouvrir et cuisiner des produits d’Île-de-France. Au menu ce jour là : « Salade de cresson et mouillettes de Saint-Jacques à la sauge » ; « pavé de lieu noir et légumes verdurette » ; et en dessert un « duo de pamplemousse et biscuit moelleux, crème chibouste » qui nous fait saliver d’avance ! « Dans chaque plat, la quasi-totalité des produits provient de la région parisienne », explique la serveuse en apportant l’entrée.

Dans l’assiette, un cresson vert et croquant assaisonné d’une vinaigrette au bon goût de poivre et de moutarde est servi avec un œuf cuit à basse température et une petite tartine de pain grillé nappée de Saint-Jacques. « C’est un fromage au lait de vache, crémeux et doux, des environs de Rambouillet. Le cresson et l’œuf viennent aussi d’Île-de-France », précise-t-elle. Autour de nous, la salle est pleine. Beaucoup d’hommes en costume-cravate, bien sûr, la clientèle du midi typique du quartier de la Bourse, mais aussi quelques couples à la tenue plus décontractée venus passer un bon moment. La cuisine de ce bistrot, c’est visible, est inspirée par un grand cuisinier. À des prix qui restent raisonnables pour le quartier : 24 euros pour l’entrée et le plat ou le plat et le dessert, et 32 pour les trois plats avec le café.
Le lieu noir qui arrive confirme notre impression. Surmonté d’un crumble à l’estragon, il est servi dans un fumet parfumé d’une pointe d’ail, de fenouil et d’oseille accompagné de brocolis et de courgettes. « Tous les légumes sont de la région. Dans le dessert, la “touche” parisienne est donnée par la gelée de coquelicots de Nemours qui entoure le biscuit et se mélange à la crème pâtissière parfumée au citron », poursuit la jeune femme. Le duo de pamplemousse se révèle, comme nous l’espérions, un délice.
Cent-cinquante produits qui ont fait l’histoire de la gastronomie parisienne
La carte propose un semainier des producteurs d’Île-de-France. Au programme : lundi, agneau Champvallon de chez Morisseau (un éleveur d’Aufferville, en Seine-et-Marne) ; mardi, pot-au-feu à l’os à moelle, pain grillé, légumes d’Île-de-France ; mercredi, poitrine de veau, petits légumes « Berrurier’s collection » [1] ; jeudi, persillé de bœuf, lentilles vertes de la Brie aux graines de moutarde et vendredi, truite à l’oseille comme chez Troisgros (la truite vient de Méréville). « Cette cuisine fondée sur des produits régionaux incite encore davantage à suivre les saisons », nous indique le chef de cuisine, Élie Fischmann, qui circule entre les tables en saluant ses clients.

Nous repartons bien décidés à revenir pour le fameux agneau, qui nous tente particulièrement en cette période de Pâques, surtout s’il est servi avec les haricots blancs de Pompadour. Biens décidés aussi à rencontrer Yannick Alléno pour l’interroger sur les raisons qui l’ont conduit à ressortir le terroir parisien de l’oubli.
Il nous reçoit quelques jours plus tard au Pavillon Ledoyen, dont il a repris les cuisines en 2014. Il est 15 h 30, le « coup de feu » est passé.
« En 2003, quand je suis arrivé au Meurice, Ducasse avait “planté” une cuisine monégasque et Bocuse représentait Lyon et son terroir », rappelle-t-il. Né à Puteaux, où ses parents tenaient un bistrot, Yannick Alléno ne considérait pas alors comme un avantage le fait d’être parisien face à ses confrères de province. « J’ai pensé qu’il fallait redonner un sens et une direction à la cuisine parisienne en faisant redécouvrir des produits endémiques, c’est à dire originaires d’Île-de-France. »

Alexandre Drouard et Samuel Nahon, deux passionnés de gastronomie, qui ont créé Terroirs d’avenir pour approvisionner en produits frais les tables parisiennes, l’aident à recenser quelque cent-cinquante produits qui ont fait l’histoire de la gastronomie parisienne. Les trois hommes partent à leur recherche. « Là, je me suis franchement alarmé ! Il ne restait plus que 34 ou 35 produits endémiques, les haricots blancs de Pompadour, l’asperge d’Argenteuil ou la cerise de Montmorency. Mais la figue blanche de Paris et de nombreux autres fruits et légumes avaient disparu. » Quant au chou de Pontoise, au cresson de Méréville ou à l’asperge d’Argenteuil, que la famille Berrurier était la dernière à cultiver à Neuville-sur-Oise, ils s’apprêtaient à connaître le même sort pour des raisons économiques.
« Je me suis dit, c’est bon, l’asperge est sauvée ! »
Cette perspective est insupportable au chef cuisinier. « La disparition de l’asperge d’Argenteuil aurait été une catastrophe ! Il faut que les gens sachent que l’agriculture industrielle fabrique des asperges à partir de greffons modifiés et qu’il faut cinq ans pour produire une espèce d’asperge endémique, en accouplant des graines mâles et femelles. Alors, je suis allé voir les Berrurier et leur ai garanti que j’achèterai toute leur production. » Un soir, il va dîner au Georges V et voit l’asperge d’Argenteuil à la carte. « Je me suis dit, c’est bon, l’asperge est sauvée ! »
L’asperge d’Argenteuil et le chou de Pompadour symbolisent à ses yeux le retour des légumes d’Île-de-France sur les tables parisiennes. « Ce chou est, avec l’épinard monstrueux de Viroflay et le poireau de Saint-Victor, l’un des derniers légumes que nous avons redécouverts. Nous le cuisinons avec des racines de fougère et c’est divin. Nous avons aussi réintroduit la carotte ronde de Paris, la coulemelle de Courances et la poire de terre, remise en culture par Laurent Berrurier dans le Val d’Oise. Cuite ouverte en deux au four en papillote, avec un peu de réglisse, cette poire est magnifique ! »

Un fameux menu à l’hôtel Meurice, conçu en 2008 avec 100 % de produits parisiens, l’a convaincu du bien fondé de la démarche. « Nous avions eu 13 % de fréquentation en plus, alors mon projet d’ouvrir des restaurants qui permettraient de redécouvrir et de cuisiner des produits d’Île-de-France a mûri. » En mars 2012, Yannick Alléno ouvre le premier Terroir parisien dans le cinquième arrondissement de Paris, à la Maison de la Mutualité, puis en novembre 2013, celui du Palais Brongniart, dans le deuxième arrondissement.

Plus de 150 produits d’Île-de-France sont à leur carte. « On redécouvre la capacité d’autosuffisance que pourrait avoir l’Île-de-France. Il ne faut pas oublier que Montreuil a été l’un des garde-manger les plus fournis de Paris ! J’ai aussi une photo de 1940, où l’on voit quelqu’un ramasser ses potirons au pied de la tour Saint-Jacques. »
« Il faut voir Terroir parisien comme un mouvement culinaire »
Dans les deux bistrots, le beurre, les fromages et les légumes viennent déjà tous, ou presque, de la région. La viande fait aussi son retour, avec l’agneau d’Île-de-France, les poulardes de Houdan et du Gâtinais et des pigeons que le chef qualifie d’« exceptionnels ». « Pour le poisson, c’est plus compliqué, mais il existe des lacs qui permettraient de développer un élevage de qualité, comme c’est déjà le cas pour la truite de Méréville notamment. Nous voulons aussi relancer la figue blanche des Yvelines et faire pousser des vignes pour produire du brandy avec Julhès, le dernier distillateur de Paris. »
Yannick Alléno insiste : « Nous, les cuisiniers, avons besoin de diversité et de produits d’une grande qualité et d’une grande fraicheur pour travailler. Nous avons eu la chance que des gens aient gardé les graines qui ont permis de redonner vie à des légumes ou à des fruits. C’est un mouvement qui permet aussi de réapprendre une agriculture raisonnée ou biologique, qui passe par la permaculture et la diversité des cultures, car la monoculture est catastrophique ! »

Pour le chef du Alléno Paris au Pavillon Ledoyen, le mouvement fait tache d’huile et c’est une excellente chose. « Nous n’avons jamais gardé un produit pour nous. Il faut voir Terroir parisien comme un mouvement culinaire et non pas comme une adresse de restaurant et je me félicite que 110 ou 120 chefs référents dans Paris aient adopté ses produits et qu’on plante des jardins à Versailles. » « Yannick Alléno a fait parti des précurseurs. C’est le seul cuisinier de ce niveau à s’être battu autant pour le terroir parisien, et cela a beaucoup aidé à lancer cette dynamique qui touche heureusement de plus en plus de restaurants et de bistrots », confirme Alexandre Drouard, de Terroirs d’avenir.
L’une des autres grandes satisfactions du cuisinier est d’avoir transmis à son ami étasunien Daniel Humm, le chef du Eleven Madison Park, ce goût des filières courtes. « Il porte le mouvement I Love New York qui met le terroir de la région new-yorkaise à l’honneur. À ma grande surprise, cela va même plus vite qu’à Paris ! »