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Forêts tropicales

Déforestation : l’Amazonie a atteint son point de bascule

Forêt amazonienne défrichée et brûlée dans la municipalité d'Apuí (Brésil), en 2020.

Les scientifiques s’inquiétaient de l’imminence d’un « point de non-retour » en Amazonie, à partir duquel la forêt s’assécherait jusqu’à devenir une savane. Selon un rapport, il est aujourd’hui atteint.

L’Amazonie : 390 milliards d’arbres, plusieurs millions d’espèces d’insectes, un nombre incalculable d’oiseaux, de mammifères et de reptiles, pour certains encore inconnus de l’être humain. Un trésor de biodiversité qui, malheureusement, s’effondre. Selon un rapport publié le 6 septembre par un regroupement d’organisations environnementales amazoniennes (RAISG) et la Coordination des organisations indigènes du bassin amazonien (Coica), la forêt pluviale a atteint son « point de bascule ». Certaines zones commencent déjà à se transformer en savane.

La question du « point de bascule » de l’Amazonie préoccupe depuis de nombreuses années les spécialistes de la région. Par ce terme, les scientifiques désignent le moment où la forêt, sous les coups de boutoir du changement climatique et de la déforestation, ne serait plus capable d’entretenir ses propres pluies, comme c’est le cas aujourd’hui. Elle évoluerait alors vers un autre écosystème, plus sec, comparable à celui d’une savane. Les arbres seraient plus bas, les animaux moins nombreux, et les capacités d’absorption du carbone de la forêt fortement réduites.

Les alertes sur l’imminence de ce phénomène se sont multipliées au cours des dernières années : en avril 2021, un article publié dans la revue Nature révélait que le « poumon vert » de la planète commençait à émettre du CO2 dans l’atmosphère. Un an plus tard, une équipe de scientifiques montrait que 76,2 % de la forêt amazonienne avait perdu en résilience depuis le début des années 2000 — ce qui suggérait, selon eux, qu’elle s’était dangereusement rapprochée de son point de bascule.

26 % de l’Amazonie fortement dégradé

À en croire le rapport du RAISG et de la Coica, ce point de non-retour a donc finalement été atteint. Pour parvenir à cette conclusion, ses auteurs se sont penchés sur un jeu de données relatives à l’état de la couverture forestière, collectées entre 1985 et 2020. Leur analyse montre que 26 % de l’Amazonie se trouve dans un état de déforestation ou de dégradation avancé. Or, dans une publication de 2018, deux des meilleurs spécialistes de l’Amazonie, Thomas Lovejoy et Carlos Nobre, avaient estimé que la forêt basculerait lorsque 20 à 25 % de sa surface aurait été détruite.

Cette fourchette avait été pensée par Lovejoy et Nobre pour le cas spécifique de l’Amazonie orientale, méridionale et centrale. Les données analysées par le RAISG et la Coica couvrent une zone plus large de la forêt. Les auteurs du rapport estiment malgré tout que le point de bascule de l’Amazonie n’est « plus un scénario futur ». 24 % de la forêt pluviale bolivienne est déjà transformée ou fortement dégradée, expliquent-ils ; au Brésil, ce pourcentage monte à 34 %. Dans ces deux pays, la « savannisation » de la forêt est déjà « une réalité ». Dans les colonnes du New Scientist, Carlos Nobre a jugé les résultats de cette étude « très, très, très inquiétants ».

Les régions amazoniennes dégradées : zones intactes (vert foncé), zones peu dégradées (vert clair), zones très dégradées (rose), zones transformées (rouge). © RAISG

Il est pour le moment difficile de prévoir à quel point le reste de l’Amazonie pourrait être affecté par la transformation de ces zones. Un effet domino pourrait-il se mettre en place ? « C’est possible, estime Valéry Gond, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Il y aura probablement des rétro-effets sur l’ensemble du bassin amazonien, avec des baisses de précipitation et des mortalités importantes. » Des îlots plus résilients, comme le plateau des Guyanes ou l’ouest de l’Amazonie, pourraient « résister plus longtemps ». « Mais la forêt risque de se morceler », selon le spécialiste des forêts tropicales.

Les bonnes intentions « balayées par des choix politiques »

Peut-on malgré tout espérer que cette forêt luxuriante, ses singes hurleurs et ses grenouilles bariolées survivent aux êtres humains ? Selon ce rapport, il faudrait préserver 80 % de l’Amazonie d’ici 2025 pour empêcher son assèchement. Un défi de taille : 74 % de la forêt est aujourd’hui classé comme « intacte » ou « peu dégradée ». Parvenir à cet objectif impliquerait de restaurer en seulement trois ans 6 % de la forêt, soit 54 millions d’hectares de terres. Il nécessiterait également d’augmenter très rapidement la surface des aires protégées et des territoires gérés par les communautés indigènes. La majorité (52 %) de l’Amazonie ne bénéficie pour le moment d’aucune protection. Seuls deux des neuf pays sur lesquels s’étend l’Amazonie, le Suriname et la Guyane française, ont su garder plus de la moitié de leurs forêts intactes.

Une large part des activités responsables de la détérioration de l’écosystème devrait également cesser. En premier lieu : l’agriculture, responsable de 84 % de la déforestation en Amazonie. Les industries minière et pétrolière, qui affectent respectivement 17 et 9,4 % du territoire, empêchent elles aussi le rétablissement de la forêt. 483 centrales hydroélectriques et 11 routes sont également en projet : autant de menaces « sérieuses » à l’intégrité de l’écosystème, selon les auteurs du rapport. Ralentir l’expansion de ces activités pourrait être « très difficile » politiquement, prévient Valéry Gond. Les États amazoniens font partie des plus endettés au monde. Ces activités lucratives sont bien souvent perçues comme un moyen de rembourser leurs dettes.

Pour le moment, rien ne semble indiquer qu’elles reculent. Entre 2001 et 2018, l’emprise de l’agriculture a augmenté de 220 % au sein des aires protégées, et de 160 % au sein des territoires indigènes. Au Brésil, la déforestation a bondi depuis l’élection de l’ancien militaire d’extrême droite Jair Bolsonaro, en 2019. « C’est vraiment triste, conclut Valéry Gond. Toutes les bonnes intentions sont balayées par des choix politiques. » Seule lueur d’espoir, l’élection présidentielle au Brésil, les 2 et 30 octobre prochains : l’actuel président, Jair Bolsonaro, pourrait être défait par Lula, plus enclin à défendre la forêt tropicale.

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