Derrière les « réseaux intelligents », un imaginaire technocratique et antipolitique

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Numérique Science et citoyensSur tout le territoire français comme dans le monde entier se superposent et se multiplient les réseaux, infrastructures de transport d’hommes, de marchandises, d’énergie, d’informations… L’auteur de cette tribune décrit l’imaginaire gestionnaire et technocratique sous-jacent à cette frénésie d’« aménagement ».
Jean-Baptiste Vidalou est l’auteur de Être forêts. Habiter des territoires en lutte (Zones, 2017). Il a écrit ce texte depuis l’Amassada, lieu emblématique de l’opposition à un grand projet d’éolien industriel à Saint-Victor-et-Melvieu (Aveyron).
La politique de l’avenir aura pour objet l’administration des intérêts matériels de la société ; les hommes généraux de l’industrie, les banquiers et les ingénieurs, seront alors des hommes politiques à titre au moins égal à celui des raisonneurs, des réglementeurs. »
Michel Chevalier, 1831 [1].
Engagements des banques et des organisations internationales à « verdir la finance en faveur de l’économie durable », speech écolo de Bill Gates… À n’en pas douter, le One Planet Summit, qui s’est tenu le 12 décembre dernier à Paris aura contribué, non à sauver la planète, mais bien à sauver l’économie. Car cette « économie durable » n’est en fait que le vieux programme de la « révolution managériale » [2] des années 1940 qui voyait le rôle hégémonique des industriels, des banquiers, des ingénieurs et des directeurs d’entreprise prendre le pas sur le corps des politiques, qu’ils soient capitalistes ou socialistes. Le technocratisme des grands réseaux (notamment chemins de fer et télégraphe) consista alors à mettre à la tête de la société une classe de managers dotés des compétences techniques requises pour gérer la totalité d’un pays et son gouvernement. À l’heure où le monde entier est devenu l’entreprise, eux seuls se prétendent capables de calculer, de piloter le grand système-Terre, « The One Planet ». Sans que la réalité des catastrophes n’égratigne trop les experts, à l’abri dans leurs bureaux climatisés.
Pour en finir avec la politique et les luttes de classes
Mais sous les assauts de cette révolution managériale permanente, c’est bien cette Terre qui en vient à être totalement recouverte de lignes électriques, de fibre optique, de lignes à grande vitesse (LGV), d’autoroutes, d’ondes électromagnétiques. En France, parallèlement à la pléthore de projets d’éolien industriel, ou à la « réquisition » de terres annoncée par le gouvernement pour des futurs champs de photovoltaïque, les projets miniers se multiplient, en partie pour produire les machines et les réseaux de l’économie numérique. Les processus de fusion entre infrastructures de l’énergie et infrastructures de l’informatique produisent aujourd’hui une véritable mystification : on parle d’une économie qui serait devenue « propre », alors que de longues chaînes de production polluantes et inhumaines la font tenir de part en part. L’exemple des usines de production des iPhone et autres objets smart est devenu emblématique de ces chaînes infernales où les ouvriers, qui sont considérés comme des animaux — ou des machines, c’est selon —, meurent littéralement d’épuisement.

De plus, la fusion énergie-informatique concourt à ce que certains appellent le gouvernement algorithmique du monde : à travers une interconnexion toujours plus poussée des objets et des réseaux, un ordre inédit se met en place. Enedis ne mettrait pas autant d’efforts logistiques pour imposer, parfois par la force, son compteur Linky « communicant » s’il n’était un rouage essentiel de cette transformation des habitudes et des habitats de chaque citoyen en capteurs-récepteurs de données. On comprend dès lors que le secrétaire général d’Enedis, Michel Derdevet, en vienne, pour affermir le « grand récit » de la transition énergétique, à ressusciter un courant de pensée français qui s’était pourtant perdu dans les limbes de l’Histoire, le saint-simonisme : « Les réseaux ne sont pas uniquement de la technique ou de l’économie, écrit-il. Ils relèvent aussi d’une vision de la société qui remonte loin dans l’histoire. Au début du XIXe siècle, l’école du saint-simonisme avait préconisé une alliance entre les industriels, les ingénieurs, les scientifiques et les citoyens pour bâtir une société plus fraternelle et plus efficace économiquement que la vieille conception de “l’autarcie” où chaque territoire vit de ses propres ressources. » [3] En effet, le saint-simonisme fut ce grand mouvement technocratique qui prit les réseaux de communication comme levier concret pour en finir avec la politique et les luttes de classes, transférant le pouvoir aux mains des industriels et des banquiers.
Une attention nouvelle aux mondes, un soin apporté à nos existences
L’importance historique du saint-simonisme est évidente pour une époque qui se définit par la manière dont elle gère des « réseaux » : réseaux électriques, réseaux financiers, réseaux informatiques, réseaux ferrés, réseaux sociaux, etc. Emmanuel Macron s’en réclame d’ailleurs ouvertement [4]. Cette religion des réseaux (le saint-simonisme et sa « religion industrielle » se voulaient un « nouveau christianisme ») s’est imposée non seulement comme unique imaginaire des industriels mais aussi comme unique mode d’organisation sociale, dans laquelle les figures de l’ingénieur et du manager saturent toutes les sphères de l’existence.
C’est précisément contre cet imaginaire que, de toutes parts, les grands projets, qu’il s’agisse d’aménager un territoire pour un aéroport, de construire une autoroute, ou d’exproprier des paysans pour implanter un mégatransformateur rencontrent des résistances de plus en plus déterminées. Tous ces espaces de résistance ne se contentent pas de défendre des zones, ils sont également la réfutation en acte de cette révolution permanente des managers, la possibilité concrète de lieux et d’expériences qui tentent de sortir de cette hégémonie universelle de la gestion. Ce n’est pas d’aménagement dont nous avons besoin mais de ménagement, d’une attention nouvelle aux mondes, d’un soin apporté à nos existences, sur cette Terre, qui n’est pas UNE mais la figure même des multiples mondes qui la composent. En finir avec l’hégémonie des managers devrait être la première mesure d’un programme réellement écologique.

- Être forêts, de Jean-Baptiste Vidalou, éditions Zones, octobre 2017, 144 p., 14 €.