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Agriculture

Des fermes urbaines pour remplacer l’agriculture francilienne ?

À Paris, soutenues par la mairie, les fermes urbaines sont en plein essor et drainent les investissements. Mais certains craignent que cet engouement ne serve d’alibi à l’artificialisation des terres fertiles franciliennes, comme à EuropaCity.

33 sites, et bientôt 43 de plus. 5,5 hectares en 2018 ; à l’horizon 2020, 30 hectares de prévus. La Ville de Paris a dépensé 400.000 euros pour accompagner les porteurs de projet de fermes urbaines, et 2,5 millions pour préparer l’espace parisien (toits, friches, hangars, caves...) à leur accueil. Mais pendant que Parisculteurs, le projet de la Ville de Paris qui récompense les fermes urbaines innovantes de la capitale, se gargarise de chiffres, 1.400 hectares de terres agricoles disparaissent chaque année en Île-de-France. Portées par leur succès médiatique et l’argent que les pouvoirs publics y investissent, les fermes urbaines nuiraient-elles aux terres agricoles ?

À première vue, les deux univers n’ont rien à voir. Au mieux, ils cultivent l’indifférence. Daniel Evain, porte-parole de la Confédération paysanne Île-de-France, est catégorique : « Si de l’argent est investi dans ces structures, ce n’est pas de l’argent qui provient du secteur agricole. Donc, nous ne sommes pas en concurrence. » Leslie Petitjean, bénévole à Terre de liens et membre d’un groupe de travail à l’origine d’un document qui clarifie les positions de l’association au sujet des fermes urbaines, affine les lignes de fracture : « Fermes urbaines et terres agricoles n’ont pas les mêmes quantités de productions. Il n’y a donc pas de concurrence directe entre elles. »

D’autant que la plupart des exploitants et syndicats agricoles s’accordent à minimiser l’importance des fermes urbaines. « Ces modes de production restent anecdotiques et ont une visibilité bien plus importante que la réalité de leurs productions », remarque Daniel Evain. Un « problème de notoriété » que souligne Pierre Bot, agriculteur sur le plateau de Saclay et membre de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) d’Ile-de-France, et qui l’inquiète autant qu’il l’amuse : « Vous en parlez, alors que ça n’existe quasiment pas ! »

« Plus l’urbain avance, plus les filières reculent, et plus les coûts de logistique augmentent » 

Cependant, une peur sourd chez les exploitants agricoles. « À la FDSEA, on s’interroge sur une potentielle mise en danger du foncier agricole, explique Pierre Bot. Le fantasme de nourrir la ville avec les fermes urbaines pourrait justifier l’accaparement des terres agricoles aux yeux de certains urbanistes. » Ce qui conduit non seulement à la disparition d’exploitations, mais aussi à la relégation de filières entières loin des villes. Pierre Bot dresse un sombre portrait de l’agriculture francilienne, victime d’une très forte pression foncière : « Hormis quelques rares endroits, comme la plaine de Montesson, qui ont réussi à maintenir le caractère agricole du territoire, la plupart des filières ont été refoulées aux lisières de l’Île-de-France. Or, plus l’urbain avance, plus les filières reculent, et plus les coûts de logistique augmentent. »

À Paris.

Un projet d’aménagement, récemment remis en cause par la justice, illustre on ne peut mieux l’usage des fermes urbaines comme justification au bétonnage des sols : EuropaCity. Ce gigantesque complexe envisage d’implanter sur les terres du triangle de Gonesse, parmi les plus riches de France, une ferme urbaine de sept hectares, alors qu’il détruirait dans le même temps 80 hectares. La Ferme, puisque tel est son nom, se vante de devenir un « véritable hub de l’agriculture périurbaine, intégrée à son territoire », d’« innover et de démontrer ses savoir-faire » et de porter une « vision d’avenir ». Une idée qui fait rire jaune Anne Gellé, bénévole à Terre de liens : « La Ferme devrait se situer dans le secteur le plus bruyant de l’aéroport de Roissy. L’accueil du public y serait sympa… »

Plus sérieusement, la bénévole précise la raison d’être du projet : « La Ferme serait un lieu sous cloche. Elle ne servirait que d’alibi au projet plus vaste d’EuropaCity. En donnant une mauvaise image des terres de la région, présentées comme sales, polluées et en mauvais état, elle légitimerait leur bétonnage. »

 « L’agriculture urbaine n’a aucun sens si elle n’est pas en lien avec l’agriculture conventionnelle »

À l’inverse, Anne Gellé plaide pour maintenir les terres agricoles, mais également pour les mettre au centre de l’aménagement du territoire. C’est pourquoi elle milite activement au sein du projet Carma (Coopération pour une ambition rurale et métropolitaine agricole), qui vise, selon ses dires, à « rassembler le potentiel du territoire [du Triangle de Gonesse] en plaçant l’agriculture au cœur ». En d’autres termes, une manière de renouer avec les ceintures maraîchères qui alimentaient Paris, ainsi que les autres métropoles françaises, au XIXe siècle.

Les agriculteurs sont unanimes à ce sujet : seule l’agriculture en pleine terre, notamment sous la forme de ceintures maraîchères, peut nourrir les grandes villes. Pas assez productives, les fermes urbaines ne peuvent se contenter que de productions à forte valeur ajoutée, comme les aromates, les champignons, le miel…

Une situation de niche agricole qu’accepte parfaitement Grégoire Bleu, l’un des fondateurs de l’Association française d’agriculture urbaine professionnelle (Afaup) : « L’agriculture urbaine est spécialisée dans les productions haut de gamme, quand les ceintures maraîchères sont diversifiées. » Au vu de l’ultraspécialisation de leurs productions, les fermes urbaines n’auraient aucun intérêt à entrer en concurrence avec l’agriculture en pleine terre. Au contraire, Grégoire Bleu revendique une filiation avec le maraîchage du XIXe siècle, référence commune pour tous les acteurs du monde agricole joints par Reporterre : « Dans “agriculture urbaine”, il y a d’abord “agriculture”. On ne crée rien de nouveau. On est héritiers de l’Histoire. »

Interrogé sur le rôle de caution au bétonnage que pourraient jouer les fermes urbaines, Grégoire Bleu se récrie : « Il est hors de question qu’on serve d’alibi ! » Le président de l’Afaup détaille ensuite la politique de l’association : « Lorsqu’un nouveau membre nous rejoint, il signe un livre blanc qui spécifie clairement dès les premières pages que l’agriculture urbaine ne justifie pas l’emprise sur les terres agricoles. À nous ensuite de veiller à ce que nos adhérents respectent notre engagement. » Et de conclure : « L’agriculture urbaine n’a aucun sens si elle n’est pas en lien avec l’agriculture conventionnelle. »

Dimension pédagogique des fermes urbaines 

Car en dépit d’une éventuelle mise en concurrence sur la question du foncier, les acteurs du monde agricole déclarent chercher une complémentarité entre agriculture urbaine et agriculture en pleine terre. Les échanges entre les deux s’intensifient. Pierre Bot souligne que si « les modèles high-tech développés dans les fermes urbaines peuvent bénéficier à l’ensemble des filières agricoles », en retour les agriculteurs conventionnels expérimentés peuvent « encadrer et accompagner dans leur installation les systèmes de production alternatifs », dont fait partie l’agriculture en ville. Grégoire Bleu va plus loin : l’agriculture urbaine aurait d’abord une utilité pour le maraîchage, à la fois parce qu’elle « réinvente la commercialisation en circuits courts », via le système des Amap qu’une partie des fermes urbaines porte, et parce qu’elle sert de « laboratoire de recherche et développement en matière de nouveaux modèles économiques » exportables à l’agriculture périurbaine. Enfin, Leslie Petitjean s’attarde sur la dimension pédagogique des fermes urbaines : « Ce sont des lieux de sensibilisation aux problématiques agricoles pour des gens peu habitués aux zones rurales. C’est un endroit où l’on peut se poser la question d’une alimentation de qualité. »

Un potager sur le toit du collège Henri-Matisse, dans le XXe arrondissement de Paris.

Reste à convaincre les décideurs politiques. En l’absence d’une stratégie agricole transversale, qui lierait le caractère expérimental des fermes urbaines et la vocation productive de l’agriculture en pleine terre, la loi du bétonnage domine, car les métropoles se désintéressent de leurs anciennes ceintures maraîchères. Cependant, Pénélope Komitès, adjointe à la Ville de Paris chargée de l’agriculture urbaine, défend la politique de la capitale en la matière : « L’agriculture urbaine ne doit pas se faire au détriment des fermes classiques, car elle n’a pas l’ambition d’atteindre l’autosuffisance alimentaire. Elle doit rester connectée avec les ceintures vertes. » À titre d’exemples de cette prise en charge des anciennes ceintures maraîchères, l’élue cite les produits franciliens qui approvisionnent la restauration collective de la ville, ainsi que les 240.000 m² en Île-de-France que possède la régie municipale Eau de Paris, et sur lesquels s’installent des agriculteurs bio, comme dans la vallée de l’Yonne.

Pourtant, cette politique ne convainc pas les acteurs du monde agricole. Anne Gellé regrette « l’indifférence de la métropole du Grand Paris » et le choix d’Anne Hidalgo, la maire de Paris, de « déléguer » la question du projet Carma et d’EuropaCity aux élus de Gonesse. Une position que résume clairement Pénélope Komitès : « Paris n’a rien à voir avec EuropaCity. » Si effectivement, financièrement, Paris n’y a pas pris part, la Ville ne s’est pas non plus opposée à un projet qui menaçerait les terres qui l’alimentent. Une situation qui agace Anne Gellé : « Paris a plus de moyens que Gonesse et devrait faire sa part. » Avant de lancer un appel : « Pour répondre aux demandes de circuits courts, Paris a besoin de renouer avec sa campagne. »

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