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Du shopping au climat : Sandrea, la youtubeuse qui a changé de voie

Longtemps addict absolue au shopping, la youtubeuse Sandrea parle désormais de la crise climatique. Le fruit de multiples ruptures : finies la religion, les relations toxiques avec les hommes et tout un imaginaire capitaliste.

« On se retrouve aujourd’hui pour parler fast-fashion ou plutôt de mon sevrage à la fast-fashion parce que j’ai totalement changé mon mode de consommation », racontait la vidéaste Sandrea il y a trois semaines. Zara, H&M et autres marques : « Zéro, nada, rien du tout. » Il y a deux ans, la « youtubeuse beauté » incontournable au début des années 2010 et accro au shopping a décidé de consacrer son énergie à sensibiliser ses abonnées (plus d’un million) aux enjeux écologiques, féministes et sociaux.

Fille d’un peintre industriel et d’une mère au foyer, elle a lancé sa chaîne YouTube en décembre 2009. À l’époque, elle n’imaginait pas y faire carrière. La jeune femme de 19 ans voulait seulement partager ses connaissances — elle était alors en école de coiffure — aux internautes. « Sandrea faisait des contenus 100 % dédiés à la beauté, se souvient Laura, une de ses amies proches, également youtubeuse. La coiffure, les cosmétiques, c’était un monde dans lequel elle avait envie d’évoluer. Elle faisait très attention à son image : sortir pas maquillée, ce n’était pas envisageable pour elle ! »

« En tant que femme, je n’avais pas à poser de questions »

Au fil des mois, Sandrea a commencé à partager des bouts de sa vie privée dans ses vidéos. Elle y évoquait notamment son fiancé, un militaire étasunien. Puis ce gros bouleversement : en 2012, elle a quitté sa petite ville des Ardennes pour partir le suivre aux États-Unis. « Je n’avais qu’une envie, c’était me barrer, raconte celle qui n’a jamais senti d’attaches à son territoire. Mon but ultime, c’était Wisteria Lane [le quartier dans la série télévisée Desperate Housewives]. Je voulais juste rentrer dans la case de la femme parfaite, de l’épouse parfaite, dans la maison parfaite. »

Les États-Unis ? Un amour de longue date. Sandrea a passé toute son enfance avec Kelsey, sa meilleure amie franco-étasunienne, et ses parents, des missionnaires baptistes arrivés en France dans les années 1970, pour diffuser cette branche — très conservatrice — de la religion chrétienne. Trois fois par semaine, Sandrea se rendait dans leur église, faisait partie de la chorale, a enseigné à des enfants… « C’était une culture américaine très traditionnelle, très patriarcale, reconnaît-elle. Là-bas, on m’a appris qu’en tant que femme, je n’avais pas à poser de questions. » Une éducation qui l’a façonnée.

Une fois de l’autre côté de l’Atlantique, le fantasme de la parfaite vie de famille a volé en éclats. Son fiancé, devenu entre-temps son mari, a été envoyé en mission à l’étranger. Il y est resté pendant presque un an. Sandrea, à peine 22 ans, s’est donc retrouvée seule, dans un pays qu’elle ne connaissait finalement pas, sans amis, et sans pouvoir travailler, faute de visa. C’est à ce moment qu’elle a décidé de se lancer à plein temps sur sa chaîne YouTube. « Il fallait bien que je m’occupe, explique-t-elle. J’étais isolée, c’est ce qui m’a permis de survivre seule. »

Consommer pour combler un manque affectif

Rapidement, son succès a pris de l’ampleur. Dans le même temps, YouTube s’est professionnalisé. Devenue ce qu’on appelle une « influenceuse », Sandrea gagnait sa vie grâce à des partenariats avec des marques qu’elle mettait en avant dans ses vidéos. « J’ai fait mon premier voyage presse juste après la naissance de ma fille [en 2015], se remémore-t-elle. J’étais en pleine dépression post-partum [1]. Je suis arrivée en Californie, on m’a mise dans une suite deux fois plus grosse que mon premier appartement, on m’a donné un crédit à dépenser au bar. Je me suis dit “Oui, je veux vivre comme ça ! Oui, je veux d’une vie où ce n’est pas moi qui fais mon lit !” C’est triste, mais c’était mon but. »

Dans cette vidéo, Sandrea parle de culottes menstruelles, du fait d’avoir été prisonnière du mariage et d’être heureuse d’être célibataire. Capture d’écran de la vidéo Ça a changé ma vie. S1/Ep6

Sandrea le reconnaît aujourd’hui : depuis toujours, elle achetait pour combler une sorte de manque affectif. « Ça faisait partie de la façon dont moi je me remplissais », confie-t-elle. Alors, quand elle n’a même plus eu besoin de payer, la machine s’est emballée. Elle recevait des produits quotidiennement ; en faisait venir d’autres depuis la Corée ; publiait des revues maquillage chaque semaine lors desquelles elle présentait les nouveautés sur le marché ; renouvelait sa garde-robe tous les mois ; prenait soin d’arborer une tenue différente dans chaque vidéo…

Pendant plusieurs années, Sandrea s’est persuadée que cette situation la rendait heureuse : « C’était une sorte d’accomplissement de me dire “J’ai réussi à m’acheter autant de sacs de luxe. Je suis la raison de mon succès.” » Mais le temps est passé et bientôt, cela n’a plus suffi.

« Je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ai juste ouvert les yeux sur tout »

Tout est arrivé « un peu en même temps », elle ne se souvient pas d’un instant déclencheur. Elle a commencé une thérapie à un moment où elle se sentait perdre pied, le mouvement Black Lives Matter (« les vies des Noirs comptent ») a agité les États-Unis — elle a alors réalisé alors que la plupart de son entourage tenait des propos racistes, ce qui l’a profondément choquée —, la pandémie de Covid-19 a frappé le monde entier…

Elle a alors vécu ce qu’elle appelle sa « crise existentielle », où elle a tout remis en question. Comme si elle se réveillait après « avoir dormi pendant trente ans ». « Un jour, je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ai juste ouvert les yeux sur tout, raconte-t-elle. Je suis rentrée dans mon bureau, j’ai regardé la bibliothèque où il n’y avait que des conneries, et je me suis dit "Tout ça, c’est de la merde !"  »

Sandrea a commencé à s’éduquer sur le racisme, les inégalités sociales, le féminisme. Elle a découvert les enjeux que posent l’urgence climatique et l’effondrement de la biodiversité — elle à qui on répétait, à l’église, que le changement climatique n’existait pas, ou que les animaux n’avaient pas d’âme. « Je n’avais la connaissance de rien », reconnaît-elle aujourd’hui. Après cette prise de conscience, elle a demandé le divorce. Ce n’est qu’au bout de six mois que son mari a accepté de quitter leur domicile.

Comment revenir sur YouTube après ça ? Perdue, Sandrea n’avait plus le même intérêt à parler de tout ce qui lui plaisait autrefois. « Ma vie était un chaos, je n’avais plus assez d’amas de trucs et de machins pour satisfaire le vide qu’il y avait en moi, se souvient-elle. Donc, je me suis dit : je vais être honnête avec eux. Je vais commencer à leur parler de mes inquiétudes, mes tracas. La vraie vie. »

Finis les hauls et les revues maquillage

Sandrea a commencé à évoquer la crise écologique sur ses réseaux sociaux. À montrer dans ses vidéos vlog — des formats où elle filme son quotidien — qu’elle se séparait de tous ses vêtements et ses produits de beauté, en faisant des dons. Elle a arrêté d’acheter de la fast-fashion. Finis les hauls (présentations de ses emplettes) et les revues maquillage. Elle a diminué son nombre de partenariats (et, par conséquent, ses revenus). Même si elle fait toujours des collaborations avec des marques, elle assure qu’elle les choisit de manière plus sélective. Autre décision, la plus difficile pour elle jusqu’ici : la vente de sa maison, un énorme manoir de 400 mètres carrés comme on n’en trouve qu’aux États-Unis. Ses abonnés suivent donc désormais sa recherche d’un nouveau domicile, « plus petit », où elle pourra « être plus autonome ».

Finis les hauls (présentations de ses emplettes) et les revues maquillage. Pxhere

Sandrea ose également parler de politique sur les réseaux sociaux — une attitude très rare dans ce milieu, où les influenceurs et influenceuses craignent de se mettre à dos une partie de leurs abonnés. Pendant l’élection présidentielle, elle a ainsi appelé à voter pour Jean-Luc Mélenchon. « Elle pourrait clairement aller plus loin dans son engagement, mais elle est dans une phase où elle apprend de plus en plus, c’est déjà très positif », se félicite Amélie Deloche, cofondatrice du collectif Paye ton influence, qui incite les youtubeurs et youtubeuses à parler de la crise écologique.

Comme Sandrea, de nombreuses personnes sont passées par un stade d’hyperconsommation, avant de comprendre que cela n’avait pas de sens. Son virage écologique a donc été globalement apprécié par sa communauté, qui s’est reconnue dans ce cheminement. « Ton évolution, je la trouve extraordinaire. J’aime que ma youtubeuse préférée ait eu ce nouveau regard sur la vie en même temps que moi », commente par exemple une jeune femme sous une de ses vidéos.

« Depuis un an, j’ai la sensation que ce type de réflexion se développe de plus en plus dans cette génération de créateurs de contenu, analyse Alix Grousset, youtubeuse spécialisée dans l’analyse du monde de l’influence. Parce qu’on est de plus en plus sensibilisés dans les médias traditionnels, parce qu’ils deviennent parents et ont peur de l’avenir pour leurs enfants… » Les influenceurs et influenceuses se positionnant publiquement sur ces sujets restent encore rares. Ce qui agace et inquiète Sandrea. « L’impact médiatique serait démultiplié si elle n’était pas toute seule à le faire », regrette Amélie Deloche, de Paye ton influence.

Une réflexion politique qui se construit chaque jour

Aujourd’hui, à 32 ans, Sandrea affirme avoir conscience de tous les problèmes que posent les réseaux sociaux : ils captent notre attention pendant des heures, nous incitent à surconsommer à coups de publicités incessantes, contribuent à la numérisation de la société… Elle a même un temps pensé à changer de métier. Mais elle n’est pas encore prête à arrêter, elle « aime trop ce [qu’elle] fait » : raconter une histoire à travers ses vidéos, échanger avec ses abonnées, etc. Donc elle continue. Pour le moment. Tout en cherchant des voies de sortie, comme une reconversion dans le domaine de la psychologie.

« La seule envie que j’ai maintenant, c’est de montrer le plus authentiquement possible ma transition, affirme-t-elle. Je sais qu’on ne peut pas convaincre quelqu’un de faire quelque chose, mais je pense qu’on peut inspirer. Et si tu veux atteindre les gens, il faut aller là où ils sont. » « On ne demande pas à Sandrea d’influencer un million de personnes, mais juste d’éclairer certaines personnes qui ensuite, elles-mêmes, vont rayonner sur d’autres. C’est un cercle vertueux », estime de son côté la youtubeuse Alix Grousset.

« La seule envie que j’ai maintenant, c’est de montrer le plus authentiquement possible ma transition. » Capture d’écran de la vidéo Coeur brisé

Les vidéos de Sandrea, forcément très autocentrées, sont probablement perturbantes pour quelqu’un qui n’a pas grandi en regardant des inconnus filmer et raconter leur vie sur internet. Mais à y regarder de plus près, elles montrent le quotidien touchant d’une mère seule, qui essaie de réduire son empreinte carbone, de vivre de façon plus autonome, en développant le troc, l’échange avec ses voisins. Des gestes individuels, certes, mais avec une réflexion politique qui se construit chaque jour un peu plus. Comme la plupart des gens, finalement.

« Sandrea a laissé de côté ses fantômes, sa quête de la femme américaine parfaite, analyse son amie Laura. Oui, la réduction de sa consommation est hyper inspirante, mais je pense que le plus important, c’est qu’elle se sente mieux dans sa peau. » La religion, les injonctions patriarcales, les relations toxiques : Sandrea semble s’être affranchie de tout. « Je ne suis plus dans une recherche de la perfection (qui n’existe pas), mais dans la recherche de devenir quelqu’un de fondamentalement mieux, dit-elle en souriant. Et ça, ça fait toute la différence. »

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