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EnquêteQuotidien

Les influenceurs, alliés ou ennemis de l’écologie ?

Sur le compte Paye ton influence, Amélie Deloche traque et épingle les influenceurs poussant à la surconsommation.

Sur les réseaux sociaux, les influenceurs multiplient les comportements anti-écologiques. Des attitudes qui ne passent plus en 2022 : entre commentaires mécontents, lettres ouvertes et collectif d’interpellation, la résistance s’organise.

Un coup d’œil à son compte Instagram suffit à saisir son mode de vie. Séance photo à New York, voyage à San Diego pour assister à un « défilé croisière », allers-retours incessants entre Paris et Los Angeles... Comme beaucoup d’autres « influenceurs » [1], Léna Situations, vidéaste de 24 ans, expose sur les réseaux sociaux une existence sans limites. Un quotidien rythmé par des vols en avion, des soirées mondaines et des partenariats avec des marques.

Cette vie de paillettes a longtemps fasciné les internautes : près de 4 millions de personnes suivent chaque jour sur Instagram les péripéties de la jeune femme. Mais il semblerait qu’elle ne fasse plus autant rêver qu’avant. Sous une photo de l’influenceuse montrant l’aéroport de Los Angeles, quelques abonnés vident leur sac : « Stop les allers/retours en avion », commente une femme. « Il est vraiment, mais vraiment temps que les “influenceurs” arrêtent de faire la promotion de comportements climaticides », renchérit un garçon.

Ces critiques ne représentent pas la majorité des commentaires — et elles sont souvent noyées sous des « La chance ! », « Mon rêve d’avoir les moyens de faire ça » ou des « Vos gueules bordel, tu crois qu’elle va prendre le train aussi ? ». Mais il y a quelques années, ces reproches n’existaient même pas.

Concours, partenariats avec des marques, décors paradisiaques... Sur Instagram, les contenus d’influenceurs poussent à la surconsommation. © Quentin Hulo/Reporterre

« Les concours me dégoûtent »

Les abonnés commencent-ils à en avoir marre ? En décembre 2021, le collectif Paye ton influence s’est formé pour dénoncer les dérives des influenceurs — Léna Situations étant loin d’être un cas isolé. Sur sa page Instagram, le groupe épingle régulièrement des comportements problématiques.

Quelques exemples, pêle-mêle : la YouTubeuse Noholita faisant la promo de marques d’ultra fast fashion, le vidéaste Joyca offrant « 1 000 euros de paires de chaussures » à ses abonnés, l’influenceuse Douze Février proposant un voyage de trois jours (!) à Tahiti... « On essaie d’interpeller avec bienveillance, précise Amélie Deloche, cofondatrice de Paye ton influence. L’objectif est de réveiller les influenceurs sur les enjeux climatiques. »

Avec leurs séjours au bout du monde et leurs placements de produits incessants, « les influenceurs entretiennent l’imaginaire que la consommation, c’est le bonheur, et que pour être quelqu’un, il faut avoir les moyens de consommer », déplore Amélie Deloche. Une attitude très éloignée de toutes les recommandations scientifiques actuelles, qui incitent à la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre et à davantage de sobriété.

Réponses d’abonnés de Paye ton influence, à la question : « Que pensez-vous des concours ? » © Quentin Hulo/Reporterre

Le compte Paye ton influence, suivi par plus de 9 000 personnes, a rapidement trouvé son public. De plus en plus d’internautes semblent lassés par le consumérisme débridé mis en avant sur les réseaux sociaux. « J’ai l’impression de lire “Achetez, achetez, et achetez encore” », témoigne une femme sur la page de Paye ton influence. « Les concours [proposés par les influenceurs] me dégoûtent de plus en plus », confie une autre.

Un modèle de consommation repeint en vert

Rares sont les influenceurs à sortir du lot. En 2019, la YouTubeuse EnjoyPhoenix (5,6 millions d’abonnés sur Instagram) a demandé aux marques de ne plus lui envoyer de produits sans son autorisation. Une requête pouvant paraître anodine, mais qui avait provoqué un raz-de-marée dans le milieu, où les influenceurs sont habitués à recevoir des dizaines de colis non sollicités chaque semaine. « Il y a eu des marques qui se sont fâchées, qui l’ont très mal pris, et [...] qui ont arrêté de me parler », racontait la jeune femme dans une vidéo, un an plus tard. Cela n’a pas empêché d’autres influenceurs de lui emboîter le pas, et de réclamer la même chose.

« Il y a eu une évolution : aujourd’hui, on voit de moins en moins de unboxing [vidéos où les YouTubeurs déballent des paquets qu’ils ont reçus récemment] sur les réseaux sociaux, analyse Amélie Deloche, de Paye ton influence. Ce n’est plus considéré comme “normal” de recevoir des milliers de produits, et toutes les teintes d’un produit de maquillage par exemple. » « J’ai annulé une très grosse partie de mes contrats depuis déjà un moment, je ne travaille plus avec les marques qui posent problème », se défend aujourd’hui l’influenceuse Noholita.

Il y aurait donc du mieux. Mais d’autres comportements persistent. Les vlogs, vidéos où les influenceurs filment notamment leurs vacances, sont souvent tournés à l’autre bout du monde. Les hauls (présentations d’achats de vêtements) restent très populaires à chaque changement de saison. Et les placements de produits demeurent quotidiens pour certains influenceurs, ce qui incite encore et toujours à consommer.

Sur le compte Paye ton influence, Amélie Deloche met en lumière les dérives de certains influenceurs. © Quentin Hulo/Reporterre

Même les rares personnalités qui affichent un intérêt pour les enjeux écologiques restent dans ce modèle de consommation. Reprenons l’exemple d’EnjoyPhoenix : la jeune femme ne vante plus la fast fashion, mais fait quasi quotidiennement la promotion de produits censés être plus écologiques — dont des cosmétiques vendus sur sa propre « boutique en ligne écoresponsable ». Comme un coup de peinture verte sur un modèle qui consiste encore une fois à acheter. « EnjoyPhoenix n’est pas parfaite, mais c’est mieux que rien. Il faut qu’un maximum de personnes s’expriment sur l’écologie », relativise Amélie Deloche, de Paye ton influence.

« On ne demande à personne d’être parfait »

Un avis partagé par Thomas Wagner, fondateur du site Bonpote, consacré à la vulgarisation du réchauffement climatique. En janvier, il a publié un appel intitulé « Les influenceurs brûlent la planète : interpellons-les ! ». « Ils ont un énorme pouvoir, détaille-t-il. Si Squeezie ou Nabilla parlaient d’urgence écologique, ce serait énormissime. Je suis intimement convaincu que ça aurait beaucoup plus d’impact qu’un tweet d’Emmanuel Macron sur le Giec [2]. »

Thomas Wagner invite, lui aussi, à faire remarquer aux influenceurs leurs mauvais comportements. « En restant poli, en expliquant et en sourçant », précise-t-il. C’est ce qu’il a fait au mois de mai, en interpellant le blogueur Jeremstar, qui affirmait qu’il comptait prendre beaucoup l’avion dans les années à venir, « vu tous les pays qu’[il voulait] visiter dans [sa] vie ». Après de premiers échanges houleux, l’influenceur a fini par reconnaître publiquement qu’il ne savait pas que le programme de compensation carbone d’Air France était si flou, et qu’il était ouvert à en apprendre davantage. « On ne demande à personne d’être parfait, insiste Thomas Wagner. En revanche, quand les influenceurs font des choses pas terribles, comme des week-ends à Dubaï, c’est complètement irresponsable de le mettre en avant aujourd’hui. »

Les influenceurs épinglés par le compte Paye ton influence. © Quentin Hulo/Reporterre

« Ils ne peuvent pas agir comme si le changement climatique n’existait pas », abonde Estelle Hensgen. Cette étudiante de 21 ans a coécrit [3] une lettre ouverte destinée aux influenceurs, leur demandant de cesser de prôner « des modes de vie et de consommation ultra abondants ». « Il y a des comportements assez basiques qu’ils pourraient mettre en place, comme ne pas prendre l’avion ou ne pas proposer des partenariats et des concours aberrants », poursuit-elle.

Un premier pas : une charte éthique

Plusieurs éléments semblent empêcher les influenceurs de sauter le pas : un manque d’information, une crainte de perdre de l’argent... Certains ont aussi peur de ne pas être « légitimes », ou de se faire « tomber dessus » par les internautes au premier faux pas. « Même en agissant, les gens continuent de t’en mettre dessus, déplore l’influenceuse Noholita. On n’entendait pas parler de la fast fashion et de l’écologie quand je suis arrivée [sur les réseaux sociaux] il y a sept ans. Depuis, il a fallu du temps pour revoir les choses. Je fais de mon mieux. »

« Même si elle était à Coachella [un festival de musique en Californie] et à New York le mois dernier, si une personne comme Léna Situations annonçait qu’elle changeait de comportements, je serais le premier à la soutenir », réplique Thomas Wagner.

Pour aider les influenceurs à adapter leur attitude, le collectif Paye ton influence propose comme point de départ l’adoption d’une charte éthique, à respecter lors des partenariats avec les marques. Préciser systématiquement où et comment ont été fabriqués les produits, signaler l’empreinte carbone de leur transport, ajouter une mention « Avez-vous vraiment besoin d’acheter ceci ? », etc.

Amélie Deloche (Paye ton influence) analysant une publication du vidéaste Seb la frite à propos d’un concours pour gagner des chaussures. © Quentin Hulo/Reporterre

Actuellement, aucune réglementation n’encadre les placements de produits des influenceurs — si ce n’est le Code de la consommation, qui oblige les personnalités à préciser s’ils sont rémunérés pour parler d’une marque (une obligation peu respectée dans les faits). « Il faut absolument une régulation, poursuit Amélie Deloche. Actuellement, les influenceurs font autant de partenariats et de concours qu’ils veulent par mois. Il faut que ce soit encadré, par les plateformes de réseaux sociaux et par la loi. »

Du côté des agences qui représentent les influenceurs, certaines assurent prendre le sujet au sérieux. « L’influence responsable est au cœur de nos discussions, souligne Ruben Cohen, cofondateur de l’agence Follow. Les influenceurs ont une portée, une audience qui est très importante. Nous savons qu’en tant qu’agence, nous avons une responsabilité sociétale et environnementale. »

Ainsi, le groupe affirme organiser des rendez-vous mensuels avec ses « talents », « sur différents sujets », et notamment pour faire le point sur leurs partenariats et leurs voyages. « Par exemple, on leur dit qu’il faut essayer de privilégier le train lorsque c’est possible, poursuit Ruben Cohen. Tous nos influenceurs qui sont partis via l’agence au Festival de Cannes, on les a fait voyager en train. » Un détail qui n’en est pas un, puisque beaucoup d’autres personnalités sont venues en avion, même depuis la France.

L’agence souligne également d’autres préconisations, comme l’interdiction de travailler avec la marque d’ultra fast fashion Shein. Ce qui n’empêche pas certains influenceurs, dans le même temps, de travailler avec d’autres marques au coût écologique discutable. « On essaie de s’améliorer petit à petit, plaide Ruben Cohen. Il y a encore des contrats de longue durée avec des marques. Mais le sujet est sur la table, on connaît notre responsabilité. » Follow prévoit par ailleurs de mettre en place des formations à destination des influenceurs, pour les sensibiliser avec des experts.

Influenceurs repentis

Car d’autres modèles d’influence sont possibles. L’influenceur Vinz Kanté en est un bon exemple. Jusqu’en 2020, le Belge de 35 ans multipliait les partenariats : marques de voiture, d’équipement électronique, de jeux vidéo, de friandises sucrées... « J’offrais à mes abonnés des vols Anvers-Venise lors de la Saint-Valentin, avec des roses à l’arrivée qui venaient d’Équateur ou du Kenya », soupire-t-il.

À l’époque, Vinz Kanté n’avait pas vraiment conscience du problème. C’est lors du premier confinement dû à la pandémie de Covid-19 qu’il a commencé à s’intéresser pleinement à l’écologie, à la biodiversité et au changement climatique. Il a lu les rapports du Giec, et sa vision du monde a commencé à changer.

« C’est normal de gagner moins d’argent, de consommer moins... »

« J’essayais de me déconstruire, et je me suis aperçu que j’étais sur une plateforme [Instagram] qui valorise, qui est le porte-étendard de ce monde délétère. Je suis alors devenu un peu comme Harvey Dent dans Batman, avec un dédoublement de personnalité », s’amuse-t-il. Le trentenaire a continué ses partenariats habituels pendant quelques semaines, avant de finalement les laisser tomber. « Plein de gens m’ont pris pour un fou dans mon entourage », confie-t-il.

Vinz Kanté affirme avoir perdu au moins 30 000 abonnés (il en a aujourd’hui 53 000 sur Instagram) et une bonne partie de ses revenus. Mais il est fier du contenu qu’il propose aujourd’hui — il a créé un média, Limit, consacré à l’explication des limites planétaires. « Il faut accepter la notion de sobriété, poursuit-il. C’est normal de gagner moins d’argent, de vivre dans quelque chose de plus petit, de consommer moins... Mais ça demande un processus très complexe, de complètement revoir notre vision de la vie basée sur la croissance. »

Nouveaux imaginaires

D’autres ont toujours axé leur contenu sur ce thème. Camille Chaudron, 32 ans, refuse par exemple le terme « influenceuse » et lui préfère celui de « média-activiste ». Sur son compte Instagram, Girl go green, elle propose à ses 58 000 abonnés photos, vidéos et documentations pour « sensibiliser aux enjeux écologiques et sociaux ».

« J’ai réalisé qu’on n’avait pas assez matière à rêver, à se projeter dans un avenir qui soit différent de celui avec lequel on nous bourre le crâne : la surconsommation et le capitalisme, détaille-t-elle. Je me suis dit qu’on avait besoin de nouveaux récits, de transformer nos imaginaires, de se raconter de nouvelles histoires. » C’est donc sur les réseaux sociaux, « là où sont la plupart des gens », qu’elle a choisi de conter ces nouveaux récits.

Selon Camille Chaudron, toute personne avec une audience « devrait aller dans le sens de modes de vie et de consommation qui soient plus résilients et solidaires ». Toutefois, elle estime que ce n’est pas aux influenceurs de porter la responsabilité de l’éducation aux enjeux écologiques. « C’est une mission qui doit être impulsée par les institutions, les entreprises », affirme-t-elle. Les commentaires et les lettres ouvertes sont un premier pas pour faire changer les influenceurs. Reste à voir si un engagement massif des internautes pourrait aussi faire trembler le gouvernement.

Tous les influenceurs cités dans cet article ont été contactés, mais n’ont pas donné suite à nos demandes d’interview (hormis Vinz Kanté et Camille Chaudron). Après la publication de l’article, Noholita a finalement répondu par courriel, ses citations ont été ajoutées.

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