Élodie Vercken, de la recherche à la résistance

Fervente défenseuse de la biodiversité, Élodie Vercken a pourtant grandi à Massy (Essonne), en banlieue parisienne. - © Mathieu Génon/Reporterre
Sensible au vivant depuis son enfance, l’écologiste Élodie Vercken se rebelle contre un système qui décime les insectes. Une nécessité pour la chercheuse, découragée par des décennies d’inaction politique. [Série 4/4]
[Série 4/4] Vous lisez la série « Crise écologique : la révolte des scientifiques ». La suite est ici.
Paris (Île-de-France), reportage
Elle porte un gilet orange fluo au-dessus de sa blouse blanche. Une tenue surprenante pour une directrice de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Qui en dit long sur la détonante Élodie Vercken, 42 ans, à la fois scientifique chevronnée et activiste rebelle.
La première fois que nous la rencontrons, c’est au beau milieu d’une action de désobéissance civile, début mars, au Jardin des plantes, dans le Ve arrondissement de Paris. Silencieux, visages fermés, les Scientifiques en rébellion, un collectif de chercheurs en lutte contre l’inaction écologique, étaient venus rendre hommage aux populations d’insectes décimées par les pesticides et l’agriculture intensive. Un combat qui « résonne fort » chez Élodie Vercken, écharpe bleue enroulée autour du cou. C’est ce qu’elle nous chuchote, en marge du cortège. On la sent émue, mais pas que. Il y a une autre lueur dans ses iris couleur noisette : de la révolte.
Il faut dire que ces petites bêtes qui s’effondrent sont pour elles des compagnes du quotidien. Depuis treize ans, Élodie Vercken est chercheuse en écologie à l’Université de Sophia Antipolis de Nice où elle étudie « les dynamiques des populations introduites ». En d’autres termes « les comportements des insectes qui “ravagent” les cultures agricoles, et celles qui pourraient, au contraire, les protéger ». De sa position, le drame est très palpable : « Notre objet de recherche, la nature, est en train de disparaître sous nos yeux. En tant que scientifiques, nous n’avons plus d’autre choix que de nous mettre en rébellion. »
« Hypersensibilité écologique »
À quel moment a-t-elle décidé de sortir de son laboratoire pour se muer en porte-parole du vivant en péril ? Pour le comprendre, rendez-vous est donné dans un café du Ve arrondissement de Paris. En rembobinant la cassette, on comprend qu’en réalité, les insectes l’ont piquée depuis sa tendre enfance. Le décor : Massy (Essonne), en banlieue parisienne. Un milieu urbain où les vers de terre s’épanouissaient tout de même au pied des arbres et qu’elle allait ramasser avec ses « copains » : « On avait monté un petit club naturaliste. On prenait des notes sur tout ce qu’on trouvait, c’était très mignon », se remémore-t-elle, en souriant. Quand elle y repense, sa voie était « toute tracée ».

Ce souvenir en appelle un autre, désagréable cette fois. Un jour, son grand frère lui a parlé du trou dans la couche d’ozone. Elle n’avait pas dix ans. « J’ai fait une crise de panique, c’était comme un film d’horreur », rapporte-t-elle. Elle venait de comprendre que « l’humain est capable de complètement bouleverser les conditions de la vie sur Terre ». Et en est ressortie avec une certitude : elle a quelque chose de l’ordre de l’« hypersensibilité écologique ». Une partie de sa personnalité qu’elle brandit fièrement. « C’est devenu l’un des moteurs de ma vie », dit cette amoureuse de randonnée et de yoga en plein air.
« Les décideurs sont guidés
par la mauvaise foi »
Pourtant, rétrospectivement, elle a mis du temps à réagir face au changement climatique et au déclin des insectes. « Les enjeux sont si importants que j’ai pensé que les politiques allaient finir par s’en occuper », déplore-t-elle. Au fil des années, « cet espoir fou » s’est fragilisé, avant de briser en éclats. En 2017, elle a été nommée au Conseil national de la protection de la nature, chargé de donner des avis sur la préservation des espèces sauvages et des espaces naturels. « En arrivant, je me disais que les décideurs étaient mal informés, qu’ils ne se rendaient pas compte des enjeux, et que je pourrais les aider. »
Elle a vite déchanté : « Ils n’en ont juste rien à faire, ils sont guidés par la mauvaise foi et la préservation des intérêts privés. » Elle tourne la page après trois années pénibles, « en colère et en désaccord irréconciliable » avec les politiques biodiversité et climat menées en France. La pandémie de Covid-19 et les promesses englouties du « monde d’après » ont été la goutte de trop. Ras-le-bol de chroniquer le désastre sans que rien ne change.
Un mode de vie effréné
Alors, que faire de cette rage ? Elle a rejoint les collectifs niçois de Greenpeace, Alternatiba et d’Extinction Rebellion, « d’abord en tant que citoyenne ». Elle a participé à des actions de sensibilisation et d’interpellation, s’est retrouvée au Festival de Cannes de la pub pour dénoncer la complicité des agences de publicité qui collaborent avec des entreprises polluantes.

Et chaque fois qu’elle se présentait comme scientifique, elle a senti « quelque chose de différent » comme « une barrière qui sautait plus facilement » auprès des gens : « Avec une blouse, le public nous écoute plus facilement, c’est plus difficile de nous traiter de hippies ou de zadistes », dit l’écologue, qui s’est donc engagée dans le mouvement des scientifiques en rébellion. C’est comme ça qu’elle s’est retrouvée en Allemagne, en octobre 2022, avec les chercheurs qui ont manifesté devant le ministère des Finances et des Transports à Berlin et qui ont bloqué les entrées de l’Hôtel Berlin Central District — où se tenaient les réunions du World Health Summit. « Il a fallu me faire violence, je n’avais pas l’habitude d’un tel niveau de confrontation. »
Ses camarades de lutte la décrivent comme « hyper impliquée » : « Je lui demande souvent d’où elle tire toute son énergie : elle a deux enfants, un poste à responsabilité. Elle aurait pu rester les bras croisés, et elle est pourtant de toutes les réunions, observe Eva Ternon, océanographe, qui était à ses côtés en Allemagne. Son choix est profondément altruiste, et son investissement d’autant plus précieux : quand même des directeurs de recherche se révoltent, ça prouve qu’il y a un énorme problème. »
Remettre à plat le système
Alors que le désastre s’accélère, jusqu’où ira Élodie Vercken ? Elle hausse les épaules. « Il y a un an, j’aurais dit que je ne voulais pas être arrêtée par la police. Maintenant je me dis que ce n’est pas si grave. Alors je ne sais pas. » En tout cas, elle y tient : son combat dépasse « largement » la diminution des émissions de gaz à effet de serre. « Nous devons remettre à plat ce système qui ne fonctionne pas, qui crée de la violence sociale, de l’exclusion, de la pauvreté et de la souffrance. Les alternatives que l’on propose doivent être profondément enthousiasmantes, inclusives pour les humains et les non-humains, écoféministes. » C’est ce monde qu’elle voudrait voir fleurir.

Cet engagement n’est pas toujours bien reçu dans la communauté scientifique. Le sujet est sensible dans un milieu où la « neutralité » reste un idéal collant. « Mes collègues ne le voient pas tous d’un bon œil », dit Élodie Vercken, sans donner plus de détails. « Avoir des convictions n’empêche pas de respecter la méthodologie et les protocoles scientifiques », se défend-elle.
Et si, au contraire, se mouiller n’était pas là un devoir éthique ? « Dans le cadre de notre travail, on nous incite de plus en plus à aller vers le public, à vulgariser le désastre écologique. Je suis bien obligée de leur dire que le contrat social entre les scientifiques et les politiques a été rompu : nous montrons qu’il y a urgence, et eux s’assoient sur nos rapports. Je suis censée me taire et rester sage ? » Ce serait mal connaître Élodie Vercken.