En Afrique de l’Est, TotalÉnergies prépare l’oléoduc du « désastre »

Girafe dans le parc national de Tarangire, en Tanzanie, en 2017. - Wikimedia Commons/CC BY 2.0/Gary Bembridge
Girafe dans le parc national de Tarangire, en Tanzanie, en 2017. - Wikimedia Commons/CC BY 2.0/Gary Bembridge
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Monde Énergie Pollutions Climat FossilesLacs, aires protégées, écosystème marin… En Tanzanie, comme en Ouganda, le projet d’oléoduc chauffé le plus long du monde, EACOP, mené par TotalÉnergies, est lourd de menaces. Des risques désormais détaillés dans une enquête.
Lions, buffles, impalas, girafes… Toutes ces espèces cohabitent au sein des aires protégées du Burigi-Biharamulo, en Tanzanie. Or, la multinationale française TotalÉnergies prévoit de faire passer, dans cette région riche en biodiversité, le projet East African Crude Oil Pipeline (EACOP), l’oléoduc chauffé le plus long du monde.
Avec ses 1 443 kilomètres à travers l’Ouganda et la Tanzanie, partant de deux zones d’exploitation pétrolière au niveau du lac Albert, en Ouganda, et débouchant dans l’océan Indien, en Tanzanie, ce mégaprojet pétrolier soulève une opposition internationale grandissante, menée par la coalition #StopEacop. Pourtant, TotalÉnergies est bien décidé à mener à bien le chantier.
Pour l’heure, en Tanzanie, les travaux n’ont pas réellement commencé, en dehors de zones stratégiques pour la logistique et le logement des ouvriers. Mais le tracé condense les inquiétudes des défenseurs de l’environnement. Dans ce pays, pas moins de 2 000 km2 d’habitats fauniques protégés sont menacés par Eacop, révèle un rapport de Survie et des Amis de la Terre France paru le 5 octobre.

Parmi ces zones, on trouve aussi la steppe de Wembere, un « important lieu de passage tant pour les oiseaux saisonniers, que pour le chimpanzé oriental et l’éléphant d’Afrique, qui s’en servent de corridor », relate le rapport. Le tracé menace également des zones humides, constituant d’importantes réserves d’oiseaux, protégées par la convention internationale Ramsar votée en 1971.
« L’oléoduc ne traverse aucune aire protégée [selon] l’UICN [Union internationale pour la conservation de la nature] classée I à IV ni aucune zone Ramsar », se défend TotalÉnergies, contactée par Reporterre. Sauf qu’au-delà du tracé exact, les ONG alertent avant tout sur la pollution engendrée par le chantier, et les fuites de pétrole possibles lorsque l’oléoduc sera opérationnel. Ces dégâts pourraient bel et bien, eux, atteindre ces zones voisines dont la biodiversité est précieuse.
Fuites de pétrole et catastrophes naturelles : un manque d’anticipation ?
En Tanzanie, il est prévu que EACOP traverse trente-cinq cours d’eau, ainsi que le bassin du lac Victoria sur près de 400 kilomètres. Deuxième plus grand lac d’eau douce au monde, le lac Victoria constitue l’une des principales sources du Nil, et on estime que près de 40 millions de personnes en dépendent, rappellent les ONG. Les fuites de pétrole et la pollution engendrée par ce mégaprojet sont donc un enjeu majeur. « Une seule erreur opérationnelle peut mener à une catastrophe », admettait fin 2021 Philippe Groueix lui-même, dirigeant de TotalÉnergies Ouganda, en insistant sur la formation des salariés chargés de la qualité des infrastructures.

Le risque de fuites de pétrole est jugé « faible » par l’étude d’impact de TotalÉnergies côté tanzanien. Pourtant, EACOP traversera la vallée du Grand Rift, une région à forte activité sismique qui s’étend sur plusieurs pays d’Afrique de l’Est, dont la Tanzanie. En outre, en matière de pollution, Les Amis de la Terre États-Unis interpellent aussi sur le futur nettoyage de l’oléoduc, qui risque de « générer des déchets dangereux contenant notamment du benzène », une substance cancérigène pour les humains. « L’oléoduc sera surveillé en permanence, répond la multinationale à Reporterre, notamment grâce à une fibre optique déployée sur toute la longueur du pipe afin de détecter les variations de température du sol, les risques sismiques et les signes d’intrusion. »
Les risques de fuites et de pollution concernent particulièrement une zone jusqu’ici moins documentée : celle du port de Tanga. C’est là, le long de la côte tanzanienne, face à l’océan Indien, qu’un terminal de stockage ainsi qu’une jetée de chargement doivent être construits pour transporter, ensuite, le pétrole dans le monde entier. « Les travaux de génie civil vont commencer cette semaine sur la zone du terminal et des tanks », nous apprend TotalÉnergies. La multinationale prévoit d’y exporter jusqu’à 1 million de tonnes de pétrole en vingt-quatre heures.

Or, « tous les risques, notamment de marée noire, liés aux tsunamis et aux cyclones qui peuvent advenir dans cette zone, n’ont jamais été pensés dans EACOP », déplore Thomas Bart, chercheur et auteur du rapport, interrogé par Reporterre. Non loin du port de Tanga se trouvent plusieurs aires marines protégées, dont le parc marin des Cœlacanthe Tanga, la réserve de Pemba-Shimoni-Kisite et l’île de Pemba, dans l’archipel de Zanzibar. « Des plans d’urgence seront mis au point en cas de déversements terrestres et marins », promet aujourd’hui TotalÉnergies, et ce « avant le lancement de la phase opérationnelle ».
« Toute notre enquête s’est faite en cachette »
S’agissant des droits humains, on retrouve dans le rapport des ONG des témoignages similaires à ceux recueillis en Ouganda : sous-évaluation des terres compensées, formulaires signés « sous la contrainte », manque d’informations, délais de versement plus longs que prévu accompagnés de restrictions dans l’usage des terres… Mais en Tanzanie, les conditions sont pires encore : « Il n’y a aucune ONG ni aucun journaliste qui enquête sur le terrain et qui peut être en contact avec les personnes affectées. Celles-ci se retrouvent encore plus démunies et encore plus désespérées », nous explique Thomas Bart.
« En réalité, toute notre enquête s’est faite en cachette », affirme l’auteur du rapport. De très rares activistes tanzaniens osent prendre la parole : l’un d’eux, Baraka Lenga, a aidé à la réalisation du travail de Survie et des Amis de la Terre France. Mais avec Thomas Bart, il a été interpellé et interrogé au niveau du port de Tanga. Les ONG ont dû lui fournir un avocat, et l’enquête s’est arrêtée là.
Côté français, le 12 octobre, TotalÉnergies sera sur les bancs du tribunal judiciaire de Paris, face à six ONG. Il s’agira du premier procès sur le fond du dossier EACOP, après trois ans de bras de fer sur la détermination du tribunal compétent. Les violations des droits humains et environnementales en Tanzanie telles que rapportées par les ONG y seront sûrement évoquées.