En Albanie, le pétrolier Shell menace l’agrotourisme

La ferme Grand Albanik. - © Louis Seiller/Reporterre
La ferme Grand Albanik. - © Louis Seiller/Reporterre
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Monde NatureLe sud de l’Albanie est l’une des rares régions du pays à avoir freiné l’exode de sa population en misant sur l’agrotourisme. Mais la multinationale Shell prospecte et pourrait y exploiter du pétrole, avec l’aval du gouvernement. Les petits opérateurs touristiques et les habitants se mobilisent.
Vallée de Permet (sud de l’Albanie), reportage
Un bruit de fond, inhabituel, a envahi les vallées du sud de l’Albanie. Chaque matin, un hélicoptère de l’entreprise de prospection italienne Geotec Spa survole les reliefs de cette région sauvage, jusque-là miraculeusement épargnée par les ravages de l’industrialisation. Sur les routes, les dizaines de pick-up blancs de ce sous-traitant de Shell suscitent la curiosité — et l’inquiétude — des habitants. « On ne veut pas de pétrole dans la région, s’insurge Bukuri Spahiu, une fermière de 62 ans qui vit chichement près de la petite ville de Këlcyrë. On craint pour notre santé et celles de nos enfants. Le pétrole va contaminer nos nappes phréatiques et polluer l’air que nous respirons. » Comme certains de leurs voisins, les Spahiu n’ont pas voulu écouter les explications des employés de Geotec quand ceux-ci sont venus planter des piquets dans leur potager afin de sonder le sous-sol.
Riche de sa nature sauvage et de ses traditions culinaires, le sud de l’Albanie abriterait aussi d’importantes réserves en hydrocarbures. Un potentiel qui n’a pas laissé indifférents les experts de l’industrie extractive. En 2018, la multinationale Shell a ainsi signé un contrat de quarante millions d’euros avec le gouvernement albanais pour l’exploration pétrolière dans une grande partie de la vallée de la Vjosa [1]. Elle est considérée par les scientifiques comme le dernier fleuve sauvage d’Europe, hors Russie. La récente condamnation de Shell par un tribunal néerlandais la sommant de réduire de 45 % ses émissions ne semble pas dissuader la multinationale de poursuivre sa quête de l’or noir.

Du pétrole dans la vallée de la Vjosa ? « Un cauchemar », pour Elona Bejo, 38 ans. Il y a quelques années, cette architecte de formation a fui la pollution et les tensions quotidiennes de la capitale, Tirana, pour se « reconnecter à la nature », au plus près de la terre de ses ancêtres. Sur l’un des affluents de la Vjosa, perdu au fond d’une vallée à la végétation luxuriante, son petit hôtel familial, entouré de fleurs et de montagnes, charme les visiteurs en quête de grand air. Avant la pandémie, sa ferme hôtelière affichait complet d’avril à octobre. Cet intérêt grandissant pour le « tourisme de la nature » l’a poussée à se tourner vers les plantes médicinales et aromatiques. Elle soutient ainsi les paysannes de cette région pauvre et oubliée par l’État.

« Le monde est en train de sortir du pétrole, ce n’est pas un investissement rentable ! »
« Si ce choix du pétrole avait été fait il y a vingt ans, ce serait différent, mais aujourd’hui, cela n’a plus de sens. Le monde est en train de sortir du pétrole, ce n’est pas un investissement rentable pour l’Albanie, assure-t-elle calmement, sur sa terrasse en bois. Le gouvernement n’est peut-être pas conscient du nouvel intérêt des touristes pour la région. Je suis sûre que si on préserve la nature telle qu’elle est, les petites structures comme la mienne vont pousser comme des champignons. Nous n’avons pas besoin du pétrole. » Paniqués par les recherches actuellement menées par le sous-traitant de Shell, les petits acteurs touristiques comme Elona Bejo tentent de s’organiser. Ils ont lancé une pétition et protesté devant la mairie de Permet, la principale ville de la région.

Avec son réseau de petits producteurs bio et ses activités de plein air, la région de Permet est l’unique exemple de réussite de « tourisme durable » en Albanie. Une orientation qui avait été soutenue par les dirigeants socialistes à leur arrivée au pouvoir en 2013. Leur revirement actuel vers l’industrie lourde révolte celles et ceux qui vivent du tourisme dans la vallée. « Si on fait du pétrole dans la région, le tourisme va s’effondrer, assure Giorgio Ponti, un Italien arrivé au début des années 2000 à Permet et qui dispose aujourd’hui de la nationalité albanaise. La région n’est pas faite pour les usines, mais pour l’agrotourisme. Si on commence à extraire du pétrole, personne ne viendra plus ici et la région va mourir. Les habitants partiront. » Attirer des milliers de visiteurs et vivre du tourisme, c’était tout simplement impensable il y a à peine vingt ans à Permet. À l’époque, l’Albanie était en proie aux conséquences tragiques d’une violente crise économique et des centaines de milliers d’Albanais ont alors émigré en Grèce voisine. « Quand on a lancé nos premiers projets d’agrotourisme au début des années 2000, il y avait deux ou trois touristes à l’année, se souvient en souriant Giorgio Ponti. Aujourd’hui, ils viennent massivement dans la région. C’est bon pour l’économie locale : les gens ont du travail et cela permet de contrer l’émigration. Parce qu’ici les jeunes veulent toujours partir à Tirana ou à l’étranger. »

Hasard ironique du calendrier, alors que le sous-traitant de Shell prospecte le sous-sol à renfort d’explosifs, une trentaine de scientifiques albanais et étrangers explorent eux aussi la vallée afin de mieux la connaître… pour la protéger du développement industriel. Ils y recensent plantes, insectes, mammifères... afin de contrer les projets de barrages hydroélectriques prévus sur les affluents de la Vjosa. « Le gouvernement albanais vient d’annoncer vouloir intégrer la vallée de la Vjosa à la liste des zones protégées du pays, mais dans le même temps on y cherche du pétrole, c’est complètement absurde ! dénonce Olsi Nika, directeur de l’ONG EcoAlbania qui lutte depuis des années pour la protection du fleuve. Si c’est une zone protégée, l’industrie lourde n’y a pas sa place, point final. »
Du côté de Shell, on cherche à éviter les polémiques. « La rivière Vjosa est un site naturel d’une importance particulière. Nous ne forerons jamais d’hydrocarbures dans la vallée de Vjosa, assure un porte-parole de la multinationale. En accord avec le gouvernement, notre étude de ces zones doit aider à comprendre pleinement la géologie qui s’étend sur une vaste région du sud de l’Albanie, afin de cartographier toutes les réserves potentielles de pétrole et de gaz. » Des commentaires qui peinent à calmer les habitants de la vallée. Elona Bejo s’inquiète ainsi des pick-up aux plaques françaises qui ont récemment fait leur apparition sur les routes. « Si des ingénieurs français sont là, c’est qu’ils ont trouvé des réserves importantes, se désole-t-elle. Ils ne vont pas seulement cartographier le sous-sol. »

Riche en minerais et en pétrole, l’Albanie souffre déjà des conséquences environnementales et sociales de l’industrie extractive. À quelques dizaines de kilomètres seulement de la Vjosa, dans le centre du pays, les entreprises étrangères exploitent d’importants gisements de pétrole. « On a les exemples des villes de Fier et de Ballsh. Aucun touriste, qu’il soit albanais ou étranger, ne va y passer ses vacances, s’emporte Elton Pashollari, 44 ans, revenu de Londres à Permet il y a sept ans pour lancer une activité de rafting sur la Vjosa. On y trouve certains des plus beaux endroits de la vallée mais personne n’y va parce que les gens savent qu’on fait du pétrole juste à côté. Il est évident que l’on ne pourra plus vivre dans de bonnes conditions à Permet avec le pétrole. » Bien décidés à faire reculer Shell, les habitants de la vallée s’organisent pour mener ce combat de David contre Goliath. Ils ont récemment appelé le gouvernement à protéger la vallée de la Vjosa en la déclarant parc national, afin de la préserver des activités industrielles.
- Réagissant à la publication de cet article, la multinationale Shell a tenu à préciser que, sous différentes conditions, elle ne commencerait pas d’exploitation avant « la fin de la décennie au plus tôt » :
« Si des réserves de pétrole ou de gaz sont découvertes, et si une décision commerciale était prise de produire du pétrole ou du gaz n’importe où dans le sud de l’Albanie, ce serait vers la fin de la décennie au plus tôt. »