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En Albanie, un aéroport touristique pourrait détruire une zone naturelle protégée

L’Albanie veut construire un aéroport international à destination des touristes dans une zone protégée. Une énorme brèche dans la protection de l’environnement, selon la coalition d’associations écologistes qui lutte contre le projet. Mais leur résistance est très peu audible face à l’attrait du développement économique.

  • Narta (Albanie), reportage

Les jumelles et les longues-vues sont de sortie. De part et d’autre de la longue piste blanche qui mène droit vers la mer Adriatique, le spectacle est au rendez-vous. D’un côté, tout juste revenues de leurs quartiers africains, des huppes fasciées survolent des salicornes. De l’autre, un grand groupe de gravelots plane au-dessus des eaux saumâtres ensoleillées, avant de se poser non loin des flamants roses, les stars locales. « Narta, c’est l’un des meilleurs endroits de la région pour observer les oiseaux, s’enthousiasme Mirjan Topi, fondateur de l’ONG Birds of Albania. Ici, vous avez la lagune qui est favorable aux hérons, aux canards ou aux flamants, et là, vous avez les marais salants qu’affectionnent plutôt les limicoles. »

Une lagune, des marais salants, des prairies inondables, une forêt de pins et des dunes de sable… Située au sud de l’embouchure de la Vjosa, considérée par la communauté scientifique comme le dernier grand fleuve sauvage d’Europe, la zone humide de Narta est une étape importante pour les centaines de milliers d’oiseaux migrateurs qui reviennent d’Afrique en survolant les côtes est de l’Adriatique. Ses quelque 20.000 hectares offrent une multitude d’habitats et on y dénombre plus de deux cents espèces d’oiseaux, dont trente-trois considérées comme menacées.

Les échasses blanches nichent en nombre à Vjosa-Narta.

Deuxièmes par leur importance en Albanie, les « paysages protégés de Vjosë-Nartë » s’inscrivent dans un ensemble de zones humides méditerranéennes très menacées. Le petit pays balkanique a ainsi perdu 60 % de ses marais et lagunes entre 1944 et 1991 sous la dictature d’inspiration stalinienne, incarnée par Enver Hoxha, qui les a largement drainés. « Les lagunes représentent seulement 1,7 % de notre territoire, mais elles rendent de nombreux services écologiques et elles servent les populations humaines, en assurant une protection contre les inondations ou avec la pêche, explique Zydjon Vorpsi, chef de projet au sein de l’ONG Protection et préservation de l’environnement naturel en Albanie (PPNEA) en montrant les petites barques bleues accostées sur la rive. Ces lagunes jouent surtout un rôle primordial pour les oiseaux : beaucoup d’espèces présentes ici à Narta sont protégées par les directives européennes, qu’en tant que pays candidat à l’UE, nous devons respecter. »

Marinas et terrains de golf

Considérée comme une zone clé pour la biodiversité par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), Vjosa-Narta fait partie de nombreux réseaux de protection internationaux. C’est pourtant au cœur de cet espace protégé que le gouvernement albanais a annoncé début mars la construction d’un aéroport international en désignant un consortium d’entreprises turco-suisse. Alors que le secteur aérien est actuellement sinistré par la crise liée à la pandémie de Covid-19, le Premier ministre socialiste, Edi Rama, présente ce projet comme un investissement majeur pour le sud du pays qui permettra la création de milliers d’emplois dans le secteur du tourisme. De nombreuses infrastructures sont associées au futur aéroport : hôtels, routes, marinas, terrains de golf, etc.

Plus de 11.000 oiseaux sont recensés chaque hiver à Narta.

Dans une campagne albanaise marquée par le chômage, la pauvreté et l’émigration, ces promesses de développement économique suscitent certains espoirs de changements. « Tout ce qui se construit, c’est une bonne chose, dit Thanasi Berberi, qui tient une petite épicerie dans le village de Narta. Il faut construire, ça va ramener de la vie au pays. Comme ça des touristes vont venir de France, d’Allemagne. Ils vont dépenser leurs euros ici, et nous on pourra manger. » En pleine campagne électorale avant les législatives du 25 avril prochain, la protection de la biodiversité pèse peu face aux enjeux économiques et les questions environnementales sont absentes des débats. Les principaux partis politiques semblent avoir pris fait et cause pour les promoteurs.

« Nous, les habitants, on a besoin d’un aéroport »

L’actuel aéroport de Tirana n’est situé qu’à une heure et demie de route du lieu retenu pour ce nouveau projet, mais à Vlora, la grande ville de la région, on partage la position du gouvernement. « Nous, les habitants, on a besoin d’un aéroport, soutient Llazar Gonca, ingénieur forestier à la municipalité de Vlora. Pourquoi les touristes devraient-ils atterrir à Tirana ? Voilà, l’aéroport sera là ! Nous ne sommes pas à l’écart des évolutions mondiales : dans beaucoup de pays, il y a eu une coordination qui a permis de construire des aéroports dans des zones à haute valeur environnementale. L’idée est de faire en sorte que ce développement économique ait le moins d’impact possible sur l’environnement. »

Aleksander Trajce et Zydjon Vorpsi de l’ONG PPNEA veulent préserver la zone protégée de Vjosa-Narta.

Du côté des associations écologistes, on s’arrache les cheveux en imaginant déjà les possibles collisions entre les pélicans frisés et les Airbus remplis de touristes. En février, trente-sept ONG des Balkans ont adressé une lettre ouverte au gouvernement afin d’alerter sur les dommages irréversibles que causerait un aéroport à la biodiversité locale. Leur demande de reconsidérer l’emplacement de la construction est restée sans réponse. « C’est sûrement LA cause environnementale pour laquelle il faut lutter avec force en Albanie, affirme Aleksander Trajce, directeur exécutif de PPNEA. Si on laisse un aéroport se construire au sein d’une zone protégée, on perdra la notion même de zone protégée ! Elles ont justement été mises en place pour préserver ces espaces de ce type de projet ! Si on construit un aéroport à Narta, rien ne nous garantit que les autres zones protégées du pays ne seront pas elles aussi bientôt concernées par des investissements de type industriel. Ce serait un précédent très dangereux. » Espérant rallier les populations locales, les organisations environnementales dénoncent les lacunes de l’étude de faisabilité ainsi que le manque de transparence du projet.

À ces remarques, les autorités répondent qu’un aéroport militaire a déjà été en fonction à Akerni, le village où l’aéroport pourrait voir le jour. Recouvert de pâquerettes et de tamaris en fleurs, la piste de cailloux sur laquelle chantent des grenouilles fait sourire les biologistes. « Cet aérodrome n’est plus en fonction depuis trente ans et même avant, seuls quelques petits avions militaires s’entraînaient ici, dit Aleksander Trajce. En termes d’impact sur l’environnement, cela n’a rien de comparable avec un aéroport international ! » Des questions se posent également sur la soutenabilité à long terme de l’infrastructure. Selon certaines projections indépendantes, le site convoité par les autorités pourrait être touché dès 2050 par l’élévation du niveau de la mer.

La piste d’atterrissage de l’ancien aéroport militaire à Akerni.

En Albanie, comme dans beaucoup de régions du monde, le fameux monde d’après la pandémie ressemble fort au monde d’avant. Les dirigeants politiques et économiques s’impatientent de pouvoir profiter à nouveau de l’explosion de la fréquentation touristique que connaissait le pays avant le Covid-19. Le secteur pesait presque un quart du produit intérieur brut (PIB) en 2018. Une croissance touristique effrénée qui semble se faire au prix des charmes naturels. Et à grand renfort de béton : les criques sauvages et les forêts de pins du littoral disparaissent sous des « eco resorts » hôtels écologiques »] et les carrières éventrent toujours plus largement les montagnes. Pour beaucoup d’écologistes, ce projet d’aéroport international symbolise cette tendance. « Le tourisme soutenable qui respecte la nature et qui bénéficie avant tout aux populations locales est en train de laisser place à un tourisme intensif, qui ne profite qu’aux propriétaires de ces complexes gigantesques, dit Aleksandar Trajce. La construction de ces infrastructures a un impact considérable sur les ressources naturelles de notre pays. »

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