Nous avons descendu en canoë une des dernières rivières sauvages d’Europe

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Épargnée, mais jusqu’à quand ? Par les barrages et les digues, la rivière Vjosa prend sa source en Grèce et se jette en liberté, après une traversée de l’Albanie, dans l’Adriatique. Reporterre a suivi le cours tumultueux d’une des dernières rivières sauvages d’Europe, où s’épanouit une belle biodiversité.
- Rivière Vjosa (Albanie), reportage
C’est au son des cloches du monastère de Molivdoskepastis que les canoës débarquent dans les confins albanais. Perchée sur les hauteurs touffues des monts Dhouskon Oros, la petite église byzantine domine une vallée des plus isolées. Longtemps quasi inaccessible sous le régime communiste d’Enver Hoxha (1944-1991), cette région frontalière a vu s’épanouir une nature sauvage. La route, peu empruntée, fait désormais office de porte d’entrée vers la Grèce et l’Union européenne. À 15 kilomètres de là, la rivière Aos prend sa source dans les massifs hellènes et devient Vjosa à son passage en territoire albanais. C’est ici, aux « trois ponts », que ses eaux bleues et limpides se gonflent des sédiments de l’un de ses affluents, le Sarandoporos. Elles en garderont des teintes grises et vermeilles jusqu’à la mer.
Au petit matin, les fortes averses tombées la veille laissent place à un beau soleil, mais également à un vent glacial. Les « saints de glace », localement appelées « les trois jours de la vieille », saluent à leur manière ce début de randonnée en canoë. Hirondelles de roches et rustiques se donnent rendez-vous sur la confluence et effectuent une haie d’honneur aux embarcations qui se lancent à l’assaut des 192 kilomètres de l’une des « dernières rivières sauvages d’Europe ».

Les premiers coups de pagaies donnent lieu à peu de rencontres. Seules quelques chèvres se figent ici et là sur les berges rocheuses, étonnées de ces curieux attelages aquatiques. Dans les années 1990, une grande partie des habitants de la région a fui la misère et le chaos de la « transition démocratique », espérant faire fortune chez le voisin grec, alors en plein « miracle économique ». Peu sont revenus vivre en Albanie. Depuis la rivière, les paysages sont grandioses. Les sommets des massifs enneigés et leur versant recouvert d’une végétation en pleine régénérescence offrent des panoramas magnifiques dont peu de rivières de montagnes européennes peuvent s’enorgueillir. Sur les berges, un merle bleu ou une sittelle des rochers se découvrent. Les méandres s’enchaînent, le courant est fort et il faut savoir anticiper les rapides qui contournent les plages de galets. Certains secouent comme il se doit les canoës.
Illyriens, Grecs, Romains, Vénitiens, Ottomans… tous y ont laissé leurs traces
Annoncée par le « gros rocher » qui trône en son centre, Përmet est la première véritable ville qui flanque la Vjosa. L’occasion de se reposer du vent qui ne manque pas de souffler de face et surtout de goûter aux truites et salades de chicorée sauvage dans l’un des petits restaurants de « la cité des roses », comme la surnomment les Albanais. Le retour à l’eau est néanmoins gâché par les plastiques qui s’accrochent aux branches des platanes orientaux. Ils rappellent l’une des tristes réalités des sociétés balkaniques contemporaines, où le manque de volonté politique laisse à mère Nature le soin de s’occuper de déchets toujours plus nombreux.

Avec ce brusque retour des températures hivernales, les premières nuits au bord de l’eau sont fraîches et les tentes sont chaque matin couvertes de givre. Il ne faut pas tarder à se remettre à flot, le vent se lève invariablement en chaque début d’après-midi. Après être passée sous les ruines des églises médiévales de Këlcyrë, la Vjosa s’engage dans de magnifiques gorges à la végétation florissante. Les sources qui jaillissent en cascade le long des parois rocheuses tombent à pic pour un ravitaillement en eau fraîche, car le soleil commence à taper. Depuis une dizaine de kilomètres, les rencontres se font plus nombreuses et les pêcheurs n’hésitent pas à afficher fièrement leurs prises. Au filet sur les galets ou à la ligne sur les rochers, chacun a sa technique pour taquiner la truite, ressource précieuse dans cette région économiquement pauvre. Les vagues des derniers rapides remplissent encore les canoës, mais, bientôt, c’est l’adieu définitif à la montagne.
Les collines s’écartent et le paysage s’ouvre, les murs de la citadelle ottomane d’Ali Pasha de Tepelenë se dévoilent déjà à l’horizon. L’Albanie regorge de ces petits châteaux, généralement perchés, qui témoignent du passage des différentes civilisations méditerranéennes. Illyriens, Grecs, Romains, Vénitiens, Ottomans… tous y ont laissé leurs traces. Si, faute de moyens pour les entretenir, les murs sont rarement debout, les sites qu’ils occupent sont toujours époustouflants de beauté. La belle forêt alluviale qui se trouve au pied de Tepelenë est tout indiquée pour poser les embarcations et se protéger du mistral albanais qui rend son dernier souffle avant de laisser définitivement place aux beaux jours.
« L’argent, toujours l’argent ! »
C’est à mi-parcours que la Vjosa défend son titre de « cœur bleu de l’Europe ». S’élargissant sur plusieurs kilomètres, la rivière n’en fait ici qu’à sa tête, son lit se déplace au fil des saisons, offrant des paysages devenus bien rares en Europe. Leur parcours montagneux derrière elles, la plupart des rivières se sont vu généralement domestiquées par les barrages et les digues. La Vjosa, elle, coule librement. Mais pour combien de temps encore ? Au sortir d’une magnifique gorge où une colonie de faucons crécerelles est tout occupée à la nidification, le chantier à l’arrêt du barrage de Kalivaç rappelle les menaces qui pèsent sur cet environnement fragile. Comme dans d’autres pays des Balkans, les merveilles naturelles albanaises sont bradées par les dirigeants politiques au nom de la croissance économique. Plus de 32 barrages sont ainsi actuellement envisagés sur la seule Vjosa et les investisseurs étrangers sont nombreux à se ruer vers « l’or bleu ».

« L’argent, toujours l’argent ! » Sur l’une des immenses îles formées par la Vjosa, un botaniste viennois, ensorcelé par la diversité des fleurs présentes, se désole. « Des environnements dynamiques comme celui-ci sont une immense richesse et il y a encore tellement de merveilles à découvrir. » Comme lui, une trentaine de scientifiques ont répondu à l’appel des associations qui se battent depuis des années pour préserver les rivières sauvages de la région. À Kutë, village isolé et figé dans le temps, ils viennent soutenir à leur façon des habitants inquiets pour leur avenir. Une digue est prévue quelques kilomètres en aval de leur vallée fertile et les champs de céréales qui les font vivre. Avec cette « expédition militante », les chercheurs viennent explorer l’un des « points chauds de la biodiversité européenne » encore méconnu. Pendant plusieurs jours, ces spécialistes vont faire de leur mieux afin d’en savoir plus sur les insectes, plantes, pierres ou poissons... Avec cette « aide modeste », ils espèrent dénoncer les incohérences qui entourent ces constructions. « 60 % de l’étude d’impact environnemental réalisée par la compagnie n’est qu’un vulgaire copier-coller de projets qui n’ont rien à voir avec la Vjosa ! » s’indignent les militants écologistes.
« L’Adriatique ? Tout droit ! »
Dans le village, la cohabitation entre ces scientifiques, essentiellement autrichiens, et les habitants donnent lieu à des scènes mémorables. Après quelques généreuses rasades de raki maison, la barrière de la langue s’efface, certains évoquent les souvenirs de la glorieuse lutte antifasciste (1939-1944) du village, le « meilleur pêcheur de la région » assure que « les poissons étaient plus grands sous le communisme », d’autres évoquent le loup qui vient régulièrement effrayer les poulaillers… En quittant Kutë, il faut un bon bain frais dans la rivière pour retrouver l’énergie de pagayer. Les sommets enneigés s’éloignent peu à peu et la Vjosa est bientôt entourée des grandes plaines agricoles du pays. Différentes espèces de hérons s’envolent des premières zones de marais. Le courant s’amenuise lentement et les lacets qui s’enchaînent paraissent interminables. Des guêpiers d’Europe viennent rompre cette relative monotonie en tournoyant au-dessus des canoës. Ils sont nombreux ces jours-ci à remonter vers le nord, le long de l’Adriatique, troisième voie de migration d’Europe.

La mer se rapproche, les embruns se font sentir et, entre les saules et les peupliers, les pêcheurs sont désormais de plus en plus nombreux à taquiner le bar et le mulet. Tous le confirment : « L’Adriatique ? Tout droit ! » Alors que la principale voie rapide du pays ne passe qu’à quelques mètres de la rivière, certaines petites villes sur l’autre rive semblent encore bien isolées et témoignent des réalités albanaises. Pour quelques euros, Arind tire ici tous les jours sa « barque taxi » pour faire traverser ses « clients ». La Vjosa est désormais plate et les pagayeurs doivent puiser dans leurs ressources pour affronter vagues et bourrasques venues du large. Ces derniers coups de pagaies éprouvants sont bientôt récompensés par la vue des sommets de Sazan, île méditerranéenne, ancienne base militaire. Après que l’on a posté les canoës à l’embouchure, l’ultime campement sur la Vjosa s’installe dans la grande pinède de Nartë. Intrigué par ces curieux navigateurs, Kristos assure ce dernier repas en partageant ses poissons du jour et son raki.
- L’association RiverWatch lutte contre les centaines de projets de barrage actuellement envisagés sur les rivières des Balkans.
- Ce voyage est le fruit d’un partenariat avec l’association Destination rivières, qui organise des expéditions en canoë afin de faire découvrir les rivières d’Europe.