En Bretagne, les méfaits des pêcheurs du dimanche

Des pêcheurs amateurs profitent de la grande marée pour récolter des coquillages et crustacés. - © Quentin Bonadé-Vernault / Reporterre
Durée de lecture : 7 minutes
Nature La balade du naturalisteLes amateurs de coquillage munis de râteaux ne font pas bon ménage avec les zostères. Ces plantes qui s’étalent sur les plages d’Ille-et-Vilaine sont pourtant des refuges pour la faune. Mais une brigade veille au grain.

Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.
Saint-Lunaire (Ille-et-Vilaine), reportage
Le temps est typiquement breton : de la bruine et de fortes rafales de vent. Mais il en faut plus pour décourager les pêcheurs à pied. La marée basse est à 13 heures et ils sont nombreux à descendre la Grande Plage de Saint-Lunaire, emmitouflés dans leurs cirés, bottes en caoutchouc aux pieds. C’est un jour de grande marée : une aubaine pour les amateurs de coquillages et crustacés, car la mer se retire très loin du rivage. Seau et râteau à la main, nos pêcheurs se réjouissent déjà du festin qu’ils feront en rentrant. Mais voilà qu’une dame les accoste gentiment : « Bonjour ! Est-ce que vous savez que la pêche à pied est interdite dans les herbiers ? »
Devant leurs mines étonnées, elle pointe du doigts de longs spaghettis verts formant un petit îlot sur le sable : « Ce sont des herbiers de zostères, des plantes sous-marines qui constituent un habitat pour de nombreuses espèces. Si vous grattez dedans avec vos râteaux, vous risquez de déraciner les plants et de détruire ce nid de biodiversité sous-marine », explique Charlotte Geslain, chargée de mission littoral à Cœur Émeraude, l’association qui pilote le projet du futur parc naturel régional Vallée de la Rance-Côte d’Emeraude.

Accompagnée d’une équipe composée de plusieurs acteurs de la protection de l’environnement — l’OFB (Office français de la biodiversité), les affaires maritimes, des associations locales, et même quelques élus locaux — Charlotte Geslain profite des grandes marées pour faire de la sensibilisation sur les plages bretonnes. Elle entend ainsi préserver les herbiers de zostères, un habitat protégé depuis 2013 par arrêté préfectoral.
Les zostères limitent l’érosion du littoral
Ces prairies sous-marines sont encore méconnues du grand public : « Depuis dix ans qu’on fait de la sensibilisation, je ne compte plus le nombre de fois où on a entendu des gens nous dire : “Mais on vous rend service, on enlève les algues vertes !” », déplore Charlotte Geslain. Les zostères n’ont pourtant rien à voir avec ce fléau. Ce ne sont pas des algues, mais des plantes sous-marines, avec des fleurs et un réseau racinaire qui joue un rôle important contre l’érosion du littoral. « Grâce à leurs racines, les zostères retiennent le sédiment et le stabilisent. Cela forme ces banquettes qu’on aperçoit ici, à Saint-Lunaire », explique la spécialiste. En outre, les herbiers purifient aussi l’eau de mer en filtrant les particules en suspension. Mais surtout, les zostères sont de véritables “points chauds” de biodiversité : « On y trouve 500 espèces différentes », décompte Charlotte Geslain. Parmi elles, l’hippocampe, qui s’accroche aux longues feuilles avec sa queue, ou encore la seiche, qui s’en sert pour fixer ses œufs. Ce sont aussi des nurseries sous-marines qui servent de refuge pour les bébés poissons, « en particulier les juvéniles de bars », précise la spécialiste.

« On ne savait pas tout ça, c’est très intéressant ! » commente un groupe de pêcheurs originaires de Mayenne. Certains, principalement des locaux, étaient déjà au courant de la réglementation : « On sait bien qu’on ne doit pas pêcher dans les herbiers. De toute façon, nous, on a nos coins de pêche secrets, vers la pointe du Décollé, on ne va jamais dans les herbiers. » Parfois, l’intervention de l’équipe de sensibilisation suscite de la crispation : « Comment on peut savoir, s’il n’y a pas d’écriteau à l’entrée de la plage ? Et où est-ce qu’on va aller pêcher maintenant, nous ? » rouspètent deux vieux pêcheurs, originaires de Plancoët, dans les Côtes d’Armor. Un autre grince : « Ce serait peut-être mieux d’aller contrôler ce que font les pêcheurs professionnels avec leurs dragues... » Les dragues sont des structures rigides qui sont tirées sur le fond marin pour récolter des bivalves comme les coquilles Saint Jacques, les huîtres et les palourdes. En raclant les fonds, elles peuvent les abîmer…

En cas de bisbille, Charlotte et son équipe désamorcent le conflit avec bienveillance, en montrant les zones où la pêche à pied est autorisée, et en prenant le temps des explications. « On sait qu’il y a de la pêche à la drague à Saint-Lunaire, mais en général, les pêcheurs respectent la loi, et ne passent pas sur les herbiers. Si, à terme, on se rend compte que cette pratique pose un problème écologique, peut-être qu’il faudra changer la législation, » répond une contrôleuse des affaires maritimes qui fait partie de l’équipe de sensibilisation. « S’il y a des écarts commis, on s’en occupera », enchérit Benoît, animateur nature à l’association Escale Bretagne. Convaincu, le pêcheur repart avec un signe amical de la main. « La plupart du temps, les gens sont contents de discuter avec nous, et ils accueillent positivement le travail qu’on fait autour des herbiers », se réjouit Charlotte Geslain.

L’équipe profite aussi de la sensibilisation sur les zostères pour distribuer des petites réglettes graduées permettant aux pêcheurs de mesurer leurs coquillages, afin de s’assurer qu’ils font bien la taille autorisée. Ils contrôlent également la taille des râteaux qui ne doivent pas faire plus de 30 centimètres de large et dont les dents ne doivent pas dépasser 10 centimètres. Sur la plage de Lancieux, dans les côtes d’Armor, il y a beaucoup de monde, et la petite équipe est un peu débordée : « Les gens utilisent n’importe quoi comme outil ! Regardez là-bas, ces messieurs avec des fourches de chantier, c’est interdit. » Le contrôleur des affaires maritimes fait signe aux trois hommes d’approcher. Leurs seaux sont plein à rabord d’amandes de mer, de palourdes, de praires… Piteusement, ils reconnaissent avoir pêché avec des fourches, aux abords des herbiers. Pris la main dans le sac, les trois larrons sont obligés de remettre tout leur butin à l’eau, sous le regard des deux agents des affaires maritimes : « En plus, ce sont des gars du coin, ils sont censés connaître la réglementation », commente un policier municipal qui fait aussi partie de la mission. Tous sont d’accord pour renforcer les contrôles sur la pêche à pied, afin de préserver la ressource en coquillages, et surtout, les herbiers.

La plaisance : une autre menace pour les zostères
La pêche à pied n’est pas la seule menace qui pèse sur les zostères. « Les plaisanciers viennent parfois jeter l’ancre sur les herbiers, ce qui fait beaucoup de dégâts, en arrachant plusieurs plants d’un coup », indique Charlotte Geslain. Le problème persiste au niveau des zones de mouillages fixes, car les chaînes en acier qui relient les bateaux aux corps-morts (des blocs de béton posés au fond de l’eau) raclent le fond marin quand la marée baisse, ce qui peut fortement abîmer les zostères. Sur la plage de Saint Lunaire, on aperçoit ces lourdes chaînes métalliques qui reposent, inertes, à même les herbiers. « Ce qu’on propose à la place, ce sont des mouillages écologiques, indique Charlotte Geslain. Au lieu d’une chaîne en acier, c’est un matériau en fibres textiles ultrarésistantes mais beaucoup plus légères que l’acier, qui glisse simplement sur les zostères et limite l’abrasion des herbiers. » Une solution sérieusement envisagée dans la commune de Saint-Lunaire, selon Vincent Bouche, maire adjoint à l’environnement : « Le projet est en cours, porté par plusieurs associations locales. »
Les zostères sont aussi menacées par certains aménagements portuaires, qui peuvent modifier les courants, ou même directement détruire un herbier, comme à Saint-Cast (Côtes d’Armor). Ces plantes sous-marines sont également sensibles aux variations de température et de pH de l’eau. Cela pourrait les rendre vulnérables au changement climatique, même si pour l’instant, cela n’a pas été scientifiquement prouvé. « Dans le doute, l’idée est de préserver les herbiers pour qu’ils soient plus résilients », souligne Vincent Bouche.
Vers 15 heures, la mer remonte et recouvre à nouveau les herbiers. Les pêcheurs à pied se dépêchent de rentrer pour ne pas être piégés. La petite équipe de sensibilisation se réunit au sec, en haut de la plage. Bilan de cette journée : ils ont relevé beaucoup de mauvaises pratiques, preuve de l’importance de ces missions de sensibilisation pour protéger les herbiers et la biodiversité sous-marine.