En Espagne, le « potager de l’Europe » assèche un fleuve

Juan José Jiménez, propriétaire d'un bar, jadis sur les rives d'un lac, montre comment l'eau a baissé dans la région de Castille-La-Manche, au centre du pays. - © Alban Elkaïm / Reporterre
Juan José Jiménez, propriétaire d'un bar, jadis sur les rives d'un lac, montre comment l'eau a baissé dans la région de Castille-La-Manche, au centre du pays. - © Alban Elkaïm / Reporterre
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Agriculture Eau et rivières MondeEn Espagne, la demande en eau des cultures maraîchères du Sud, qui nourrissent l’Europe, assèche le fleuve Tage, les lacs et les rivières. Le nouveau plan hydrologique de l’État devrait limiter la casse.
Sacedón (Espagne), reportage
Une eau turquoise rencontre le sable et l’herbe sous un soleil radieux, au pied d’une petite montagne. Sur la plage, trois autocars, une foule de voitures venues tout droit des années 1970 et des grappes d’estivants en maillot. Sur l’eau, deux petites embarcations voguent paisiblement… « Tu vois le monde qu’il y avait ? C’était une sacrée époque ! », se souvient Juan José Jiménez en disposant sur la table quelques photos aux coins cornés par les années. Il fut un temps, son restaurant avait les pieds dans l’eau, à Sacedón, village de 1 500 âmes dans la région de Castille-La-Manche, au centre du pays.
Aujourd’hui, là où jadis flottaient des bateaux, il ne reste plus qu’une plaine poussiéreuse colonisée par une herbe rêche. La rive se trouve 700 mètres plus loin.
La coupable ? L’agriculture intensive, qui, assèche le Tage, plus long cours d’eau de la Péninsule ibérique. Deux énormes tubes pompent chaque année des milliards de litres d’eau pour arroser les cultures intensives de la zone d’Alicante, Murcie et Almeria, dans le sud du pays. Ces territoires très ensoleillés mais aussi extrêmement secs sont devenus « le potager de l’Europe » grâce au pompage massif d’or bleu.

Depuis quelques mois, de vives tensions politiques secouent les régions espagnoles : le gouvernement veut limiter les volumes transférés vers les cultures du Sud.
« C’était la folie. On appelait ça la plage de Madrid »
Dans les années 1950, pour épauler l’agriculture et la consommation des habitants, ainsi que pour produire de l’électricité, l’Espagne de Franco a érigé une série de barrages pour inonder plusieurs vallées sur le cours haut du Tage. Cela a créé un réseau de gigantesques lacs artificiels. « L’oncle de mon père a acheté un terrain ici en disant : “Je vais monter un restaurant sur la rive” », raconte Juan José Jiménez, propriétaire du bar Pino. L’établissement, l’un des premiers, a ouvert ses portes en 1961. Sacedón, village perdu dans la montagne, a vu les touristes affluer depuis la capitale. Des résidences modernes sont sorties de terre et de petites villas ont poussé sur le bord du lac. « C’était la folie. On appelait ça “la plage de Madrid”. Chaque week-end venaient 20 ou 30 autocars, il y avait plusieurs services de location de matériel nautique, trois discothèques, neuf bars dansants. Imagine, dans un village de 1 200 habitants ! »

Las. En 1979, l’aqueduc Tage-Segura a été inauguré, pour envoyer de l’eau du fleuve vers le « Levant espagnol », dans les régions de Valence, de Murcie et d’Andalousie. Cette dernière est l’un des territoires les plus favorables à l’agriculture intensive en Europe selon le Scrats. C’est aussi celui où il pleut le moins sur la Péninsule.
Les effets du changement climatique, eux, sont de plus en plus forts. « Dans le haut cours du Tage, la diminution moyenne des entrées observée est de près de 50 %. Plus que la baisse des précipitations, c’est surtout l’augmentation de la température qui provoque la perte d’eau. Elle entraîne plus d’évaporation dans les lacs, bassins et rivières, et plus d’évapotranspiration : la végétation transpire plus, donc elle boit plus. »
Sans eau, finie la bronzette à la plage. « Le tourisme, la construction… tout cela s’est effondré. Les jeunes partent. La population a baissé de près de 40 % ces vingt dernières années », dit Miguel Ángel Sánchez, spécialiste technique de l’Association des communes riveraines. À Sacedón, bars dansants et discothèques ont fermé. Deux des trois boucheries du village aussi. Nombre des petites villas construites au bord du lac sont vides.

Les lacs se rempliront-ils de nouveau ?
Le nouveau plan hydrologique du gouvernement, entré en vigueur le 11 février, prévoit de faire en sorte qu’une quantité minimum d’eau coule toujours dans certaines sections dégradées du Tage, derrière le point de pompage de l’aqueduc, d’ici 2027. « Le fait d’augmenter le débit minimum exigé pour le fleuve fera que nous devrons garder des réserves plus importantes d’eau dans les lacs artificiels. Cela permettra de maintenir en permanence le débit », promet Miguel Angel Sanchez. Les lacs se rempliront-ils de nouveau ?
À l’autre bout de l’aqueduc, au sud de l’Espagne, on fait grise mine. « L’arrivée de l’eau du Tage a permis de développer la culture de citriques et de légumes, hautement rentables » raconte Roque Bru, agriculteur près de la petite ville d’Elche, au sud d’Alicante. « Ma génération vit mieux que les précédentes », continue ce membre de l’Association agraire de jeunes agriculteurs, responsable sectoriel de l’eau. Il a vu l’exploitation familiale héritée de ses parents et grands-parents se transformer. « Ils cultivaient le blé, l’orge et l’avoine. Il y avait aussi quelques amandiers. Nous gardions le peu d’amandes qu’ils donnaient qui se conservent bien, comme une sorte d’épargne, pour les années où il ne pleuvait pas. L’incertitude due au manque de pluie faisait qu’il était très dur de vivre de l’agriculture », se souvient-il. La zone était économiquement déprimée, avec des cultures sèches peu rentables.
« L’arrivée de l’eau du Tage a permis de développer des cultures hautement rentables »
Aujourd’hui, ces régions du Sud (Alicante, Murcie et Almeria) fournissent les supermarchés du continent en fruits et légumes été comme hiver à des prix imbattables. 25 % des légumes et 71 % des fruits exportés par l’Espagne ont poussé là, selon le Syndicat central des irrigants de l’aqueduc Tage-Segura (Scrats). C’est l’une des locomotives du secteur agroalimentaire, qui pèse 10 % du PIB national.
Quelle conséquence aura la nouvelle norme ? « La réduction des transferts d’eau depuis le Tage se traduirait par une perte de près de 5,7 milliards d’euros et de 15 322 emplois », assure José Ángel Pérez, secrétaire général du Scrats.
Il faut réduire les hectares de culture
« Ça fait des décennies que ce modèle agricole pose des problèmes écologiques et environnementaux, rappelle Julia Martínez, directrice technique de la Fondation nouvelle culture de l’eau (FNCA). Mais là, ça menace les cultures irriguées elles-mêmes » — car tout le cycle de l’eau est perturbé et les réserves asséchées. L’Espagne, un pays sec, est particulièrement touché par le changement climatique : 74 % du territoire est en risque de désertification. « Il faut une transition hydrique juste. Nous avons environ quatre millions d’hectares de cultures irriguées en Espagne », dénonce Julia Martínez. Elle estime qu’elles ne devraient pas dépasser les trois millions. « Il est nécessaire de réduire cette surface. La modernisation et la technification ne suffisent pas. »

Le message est difficile à entendre dans le Sud. « Il y a largement assez d’eau pour tout le monde », assure Roque Bru. Même son de cloche, au gouvernement local de Murcie, région qui boit le plus d’eau du Tage : « La région est un leader mondial de la technification [1], qui permet d’optimiser l’usage des ressources en eau. Nous n’avons pas de raison de réduire les surfaces si nous continuons à travailler ainsi. » Avec le Scrats, les gouvernements de Murcie, Valence et d’Andalousie annoncent une action en justice pour désactiver le nouveau plan.
À l’approche des élections régionales et municipales du 28 mai, les politiques locaux savent que le sujet peut les faire gagner ou perdre. La gestion de l’eau devient plus politique à mesure que le niveau des rivières baisse.