En Isère, un verger illégal contre l’étalement urbain

Quatre-vingt personnes du collectif les Vergers du turfu cultivent un champ près de Sablons dans l’Isère en toute illégalité pour empêcher qu'il soit rasé. - © Moran Kerinec / Reporterre
Quatre-vingt personnes du collectif les Vergers du turfu cultivent un champ près de Sablons dans l’Isère en toute illégalité pour empêcher qu'il soit rasé. - © Moran Kerinec / Reporterre
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Luttes Étalement urbainL’extension d’une zone industrielle en Isère entraîne un bétonnage de terres. Pour « compenser » cette perte, ses promoteurs veulent… abattre des arbres fruitiers. Mais le collectif les Vergers du turfu occupe le terrain.
Sablons (Isère), reportage
Arboriculteur à la retraite, Alain [*] circule entre les pommiers et dresse d’un œil connaisseur l’inventaire des variétés greffées. « Là, c’est une comte sainte-germaine, ici une reinette d’Armorique. Plus loin, vous avez des pattes de loup, des pitchounes, des jolibois… » Les pommes sont encore timides entre les feuilles. Son regard s’arrête sur un panneau cerclé de rouge : « Propriété privée, défense d’entrer. » Nous ne sommes pas sur le terrain d’Alain, ni des autres personnes du collectif les Vergers du turfu qui cultivent ce champ près de Sablons dans l’Isère en toute illégalité.
Ces pommiers sont destinés à être rasés pour céder la place à une forêt alluviale, c’est-à-dire un secteur inondable au gré du niveau de l’eau du Rhône voisin et riche en biodiversité. Cette forêt doit constituer l’une des mesures compensatoires du projet Inspira, une extension de la zone industrialo-portuaire de Salaise-Sablons toute proche, qui projette d’artificialiser 221 hectares pour s’agrandir.
La liste des griefs opposés à l’extension de la zone industrielle est longue. Réalisée en 2018, l’enquête publique qui encadre ce projet né dans les années 1990, en dresse un portrait au vitriol. Création d’emplois surévaluée, projet surdimensionné face aux besoins, études d’impact lacunaires sur les sols, l’air, les nuisances sonores, les habitants... L’enquête publique présage des prélèvements d’eau à échelle industrielle sur une nappe déjà en déficit et la destruction d’habitats naturels « remarquables » en l’absence de réelles mesures de compensation. Les trois commissaires-enquêteurs ont écrit être « surpri[s] par les nombreuses fausses mesures compensatoires » dédié à des milieux qui soit ne sont pas menacés, soit sont déjà préservés et pour lesquels elles n’apporteront aucun gain significatif, voire risqueraient de perturber la biodiversité. Avis défavorable donc, avec une consigne : « Le dossier doit être entièrement repris sur la base d’un projet mieux dimensionné, bien mieux compensé, et bien plus protecteur des tiers. »

Pour souligner l’absurdité de cette compensation, le collectif Les Vergers du turfu a illégalement mené quatre chantiers depuis décembre 2022 pour élaguer et greffer les pommiers. Quatre occasions de transmettre à la centaine de participants des techniques arboricoles. « J’y ai appris à greffer, maintenant on applique cette technique chez nous sur des poiriers et pommiers, bientôt un cerisier », assure par exemple Mathilde [*], l’une des participantes.
Ce n’est pas la première fois qu’on assiste à un dévoiement des mots d’ordre : éviter, réduire, compenser, censés limiter les conséquences des projets fonciers sur l’environnement. Un cadre réglementaire inadapté selon les écologues qui constatent que la majorité des maîtres d’œuvres choisissent la dernière option pour ne pas remettre en cause leurs plans. Celle-ci permet au porteur de projet de « compenser » la destruction de la biodiversité en restaurant d’autres milieux ou en les acquérant pour les mettre hors d’atteintes de futurs promoteurs. C’est dans ce cadre que le syndicat mixte a acheté en 2018 les 1,5 hectare des vergers à l’abandon depuis la mort de leur précédent propriétaire.
Une enquête publique assassine
« Ça a du sens de concentrer des industries sur un seul site plutôt que de les disperser, justifie Gilles Vial, maire de Salaise-Sur-Sanne et vice-président du syndicat mixte. Cette zone a un avenir important pour la région et pour relever le défi de la réindustrialisation, » Il s’agit en effet de développer la compétitivité économique d’Inspira, situé sur un axe de circulation fluviale, ferroviaire et routière entre Lyon, Valence et Grenoble, soit la mise en œuvre de fret multimodal. De « l’écologie industrielle », assurent ses défenseurs.

Après l’avis défavorable de la commission d’enquête publique, que s’est-il passé ? Froissée par ce jugement acide, la préfecture avait radié fin 2018 l’un de ses rédacteurs, Gabriel Ullman, de la liste des commissaires-enquêteurs. Ladite radiation a été annulée en mars 2023. Saisi par l’association Vivre Ici Vallée du Rhône Environnement, le tribunal administratif de Grenoble a infligé un double camouflet à Inspira en annulant son autorisation environnementale en 2021, puis sa déclaration d’utilité publique (DUP) fin janvier 2023. Las, les travaux d’Inspira se poursuivent. « C’est désespérant, on ne sait pas comment l’arrêter », soupire Georges Montagne, président de Vivre Ici.
« Il ne s’agit pas d’aller contre les avis préconisés par le tribunal, mais comme Inspira est à cheval sur deux communes, on peut continuer à travailler sur la partie de Salaise », détaille Gilles Vial. L’édile assure qu’Inspira « se remet en cause ». « On va réadapter le projet, promet le maire. On est conscient que la prise en compte environnementale devient une question centrale. On travaille avec les entreprises pour les décarboner, réduire leur besoin en eau et rediriger leur fret de camions vers le fleuve ou les rails. »
« C’est un drame agricole »
Pour les membres des Vergers du turfu, ce projet est symbolique de la double peine infligée aux paysans par le principe de la compensation. « On bétonne des terres paysannes et on les compense en prélevant d’autres terres fertiles. C’est un drame agricole, pointe Julia*, elle-même apicultrice. Les mesures compensatoires permettent de n’avoir pas à réfléchir à la nuisance des projets, ni à les diminuer. »
Cet accaparement des terres fertiles au profit de l’industrie en réduit la disponibilité pour les paysans qui souhaitent s’implanter ou s’agrandir. Le rachat de parcelles pour les dédier à la compensation risque de faire monter les prix des terrains jusqu’à les mettre hors d’atteinte des petits agriculteurs. « Tout ça a été acquis dans les règles de l’art, défend pour sa part Gilles Vial. C’est un verger en bordure de village, donc pas forcément positif pour l’étendage de produits phytosanitaires. Et il était abandonné depuis plusieurs années. »

Les échanges entre Les vergers du turfu et Inspira ont été courtois mais teintés d’incompréhension. À l’occasion d’un chantier, les représentants du syndicat mixte sont venus rappeler que les arboriculteurs du jour étaient sur une propriété privée, mais ont proposé d’en déléguer la gestion aux militants pour qu’ils et elles y organisent des actions d’éducation à l’environnement. Une proposition refusée par le collectif qui y perçoit la tentative d’un écoblanchiment à moindres frais. Quant au devenir du verger, il reste trouble. « Cette occupation nous interroge, on n’a pas acté l’orientation qu’on voulait donner à ce site », botte en touche Gilles Vial. De leur côté, le prochain chantier des Vergers du turfu est prévu le 24 juin. L’occasion d’y goûter pattes de loup, pitchounes et jolibois.