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ReportageMonde

En Polynésie, une mine de phosphate ravive le traumatisme de Makatea

Au cours du XXᵉ siècle, l’exploitation du phosphate a défiguré une grande partie de cet atoll de Polynésie française. Aujourd’hui, une société envisage de relancer l’extraction minière sur l’île, ce qui inquiète les habitants.

Makatea (Polynésie française), reportage

Makatea n’est plus l’île qu’elle était il y a deux millions d’années. Dans l’archipel polynésien des Tuamotu, cette couronne de corail encerclant un lagon turquoise est désormais entourée de falaises abruptes, atteignant parfois 75 mètres de hauteur. Un changement dû à l’apparition de Tahiti et Moorea trois siècles auparavant, l’affaissement des fonds marins entraînant la surélévation de Makatea.

© Louise Allain / Reporterre

Cette spécificité géologique fait d’elle une terre très convoitée par l’industrie minière du phosphate. Pendant la première moitié du XXᵉ siècle, la Compagnie française des phosphates d’Océanie (CFPO) en a extrait et exporté environ 11 millions de tonnes sous forme de sable.

Arrêtées en 1966, ces extractions, à l’époque synonymes de prospérité économique pour l’île mais aussi d’un désastre environnemental, pourraient être bientôt relancées par la société Avenir Makatea.

Des falaises abruptes, attenant parfois 75 mètres de hauteur, entourent une vallée fertile à la végétation luxuriante. © Énora Séguillon / Reporterre

Pour vanter son projet, l’entreprise préfère le terme de « réhabilitation » à exploitation minière : « Il n’est pas uniquement question d’aller chercher du phosphate mais aussi de réhabiliter des zones [autrefois exploitées]. Aucune autre partie de l’île ne sera touchée, on extrairait uniquement là où il y a déjà des trous », explique Étienne Faaeva, son directeur général. Et à la clé : une centaine d’emplois.

Créée par l’Australien Colin Randall, Avenir Makatea a été rachetée en 2021 par l’entreprise néozélandaise Chatham Rock Phosphate. Celle-ci vise la place de premier fournisseur mondial de phosphate, principalement utilisé dans la production d’engrais agricoles et les additifs alimentaires.

6 millions de tonnes de phosphate

Avenir Makatea a déjà mené des recherches sur les 1 036 hectares (l’île en fait 2 400) anciennement occupés par la CFPO, grâce à un permis exclusif obtenu en 2014. Après de premières études, ses dirigeants souhaitent exploiter 600 hectares afin d’extraire 6 millions de tonnes de phosphate sur vingt-cinq à trente ans… « La quantité de roche phosphatée qui sera extraite permettra de rentabiliser économiquement le projet qui vise, dans un deuxième temps, à réhabiliter les sols », assure Étienne Faaeva.

L’exploitation devrait s’étendre sur vingt-cinq à trente ans. Une partie du phosphate sera ensuite broyé et séché sur place. Le reste sera exporté sans transformation. Selon l’entreprise, des clients internationaux seraient déjà intéressés.

À l’ouest de l’île, le port de Temao est le seul accès à terre depuis la mer. © Énora Séguillon / Reporterre

Mais l’avenir du redémarrage de cette industrie dans l’île haute est pour le moment suspendu à l’adoption du Code des mines qui doit encore être complété par des dispositions fiscales et environnementales. Avenir Makatea compte ainsi sur les prochaines élections du parlement polynésien au mois d’avril pour débloquer la situation.

Une île fantôme

À Makatea, la nouvelle est reçue en demi-teinte. Sur l’île, rien ne laisse présumer que 3 000 personnes y vivaient lors des années prospère du phosphate. Ni que le commerce et la vie y étaient florissants : deux cinémas, un stade de football, un autre de basket, de nombreux commerces… Un véritable petit Far West flottant.

L’arrêt de la mine a laissé 900 hectares de terres défigurées et des habitants désœuvrés. Dans le corail, on trouve désormais des milliers de cavités calcaires exposées à l’air libre. Tandis que sur les plages et dans les terres, des vestiges sont encore visibles : roues de wagonnets, manilles et même canons, désormais rouillés, ont été laissés à l’abandon. Comme des cicatrices des vestiges du passé.

Des trains utilisés au début du XXe siècle pour le transport du phosphate ont été laissés à l’abandon. © Énora Séguillon / Reporterre

Aussi, du jour au lendemain, Makatea est passée de 3 000 à 30 habitants. À l’heure actuelle, elle en compte 80, et peu sont ceux qui occupent un emploi stable. Quelques résidents travaillent pour la mairie, mais la plupart vivent de la pêche, du coprah et du kaveu. Le crabe de cocotier est aussi très prisé par les restaurants de Tahiti, la cousine éloignée.

« Notre île a assez souffert comme ça, qu’on la laisse tranquille ! »

Toutefois, la flore locale a, elle, depuis repris ses droits. « Tout pousse à Makatea, sauf les billets », s’amuse Julien Mai, maire depuis 1995 et personnage local emblématique, rencontré en décembre 2022. Sur l’île haute, le rythme de vie est en harmonie avec la nature. Et le rocher blanc est généreux : mangues, papayes, noix de coco, citrons… à Makatea, on ne manque de rien, disent ses habitants.

« Ici, si tu travailles avec la terre et la mer, la nourriture est abondante », dit Matamuia Viritua, l’une des vingt-cinq demandeurs d’emploi de l’atoll. Alors, si la promesse de création d’emplois peut motiver certains à accueillir favorablement le projet minier, elle, n’ira pas y travailler : « L’exploitation va durer vingt-cinq ans. Ensuite on fait quoi ? »

Tupuhina Nordman (à droite) est l’une des plus ferventes opposantes au projet minier de l’île. © Énora Séguillon / Reporterre

Matamuia Viritua est attablée dans son faré (petite maison polynésienne) aux côtés de son conjoint, Ruben Ioane. Le couple de trentenaires mise sur le tourisme pour s’assurer un revenu. Guide, Ruben Ioane propose des visites de l’île, et a projeté de monter une pension pour accueillir les voyageurs à l’aide de sa compagne. « S’il y a une nouvelle mine, les touristes ne viendront plus », s’inquiète Ruben, posté devant une enfilade de cages garnies de kaveus tout juste attrapés.

Gruyère de corail

Quelques bâtisses plus loin, dans le village de Moumu, Louela Vairaaroa, 81 ans, conserve de bons souvenirs de la période faste où la CFPO exploitait l’île. « On vivait bien, on avait des hôpitaux, la poste… beaucoup de services », raconte celle qui a travaillé comme secrétaire dans l’administration de l’entreprise.

Néanmoins, le traumatisme du départ de la CFPO est encore présent. « J’ai quitté Makatea de longues années avant d’y revenir pour la retraite. Ce fut un choc quand je suis rentrée, je ne m’attendais pas à ça », s’exclame-t-elle en pointant du doigt l’un des milliers de trous qui parsèment l’île.

L’île compte plus d’un million de trous. © Énora Séguillon / Reporterre

La maison familiale était autrefois montée sur pilotis au-dessus des cavités causées par l’industrie du phosphate. Le sol ressemblait à un gruyère de corail. Alors, à l’aide de pelles, elle et ses proches ont peu à peu rebouché les excavations. « Notre île a assez souffert comme ça, qu’on la laisse tranquille ! Aujourd’hui, les arbres fruitiers commencent à revenir, c’est un soulagement », dit-elle.

Opération double face

Un peu plus loin, sur le port de Temao, Tupuhina Nordman, écaille les poissons fraîchement pêchés. Elle est présidente de Fatu Fenua no Makatea, une association de propriétaires terriens qui s’opposent à la reprise de l’exploitation minière. « Ils pourraient passer à la réhabilitation sans passer par la phase d’exploitation », propose la sexagénaire, qui a « peur que l’histoire se répète ». Tupuhina Nordman s’était présentée aux dernières élections municipales de Makatea avec pour seule motivation de faire abandonner ce projet.

Julien Mai est le maire de Makatea depuis 1995 et une figure locale. © Énora Séguillon / Reporterre

Mais le représentant de l’île n’est pas totalement de cet avis. « Il faut une opération double face pour réparer cette île flagellée : une conclusion à l’ancienne histoire avec cette réhabilitation et une nouvelle histoire avec le développement du tourisme », estime Julien Mai. Néanmoins, l’édile avoue en pointillé son inquiétude : « Est-ce qu’on va pouvoir retrouver un Makatea verdoyant comme aujourd’hui ? Est-ce qu’on ne va pas nous rendre un paysage lunaire après ces trente ans d’exploitation ? »

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