En montagne, le vent de fraîcheur des nouveaux bergers

Photo d'illustration : un berger, en Italie. - Flickr/CC BY-ND 2.0/Steven dosRemedios
Photo d'illustration : un berger, en Italie. - Flickr/CC BY-ND 2.0/Steven dosRemedios
Durée de lecture : 10 minutes
Agriculture Emploi et travailUne nouvelle génération de bergers tente de faire bouger les lignes de ce métier millénaire. Mais difficile de revendiquer plus de droits avec la dureté et la précarité de ces emplois.
Chaque année, à l’heure où éclosent les pétales roses des rhododendrons, bergères et bergers guident leurs troupeaux vers les pâturages. Là-haut, du printemps à l’automne, elles et ils veillent à la bonne santé du bétail et façonnent les montagnes de leur savoir-faire ancestral. Aujourd’hui pourtant, un vent de fraîcheur, porté par de jeunes urbains lassés des villes, semble venir dépoussiérer la profession.
Une nouvelle génération de néo-bergers est née. Aux yeux de Guillaume Lebaudy, ethnologue spécialisé en pastoralisme, ces salariés, embauchés par les éleveurs restés dans la vallée, ne sont pas apparus hier. Dès le début des années 2000, une vague de jeunes, au niveau d’études assez élevé, a débarqué dans ce monde rural en quête d’un autre chemin. « Ils rejoignent en quelque sorte ce mouvement de désertion que l’on observe cette année dans les grandes écoles, dit-il à Reporterre. On crie à la nouveauté, mais il n’en est rien. »
La nouveauté réside en revanche dans leurs moyens d’accéder à la profession : « Dans les années 1950, ce monde-là était très fermé. Les anciens ne disaient pas un mot, il fallait les observer pour “voler” le métier », poursuit l’ethnologue. Désormais, trente-six façons s’offrent aux novices, à commencer par les trois écoles de bergers que compte la France. Les bergers les plus aguerris se filment et partagent également une flopée de conseils sur les réseaux sociaux, sous le regard circonspect mais rieur des plus âgés.
De plus en plus de femmes semblent par ailleurs embrasser cette vie de bergère, occupant aujourd’hui jusqu’à un tiers des estives. « Il est toutefois délicat de parler d’une féminisation du métier, tempère Tara Bate, anthropologue. À travers la littérature, la culture picturale ou les chansons populaires, on s’aperçoit qu’elles ont toujours été là. » La mise en lumière récente de leur présence a cependant encouragé de petites évolutions, les employeurs refusant de les faire travailler sans un confort minimal : « J’ai entendu des histoires de bergères qui se faisaient livrer du bois par les éleveurs. Jamais, ils n’auraient fait ça pour un homme », s’amuse la réalisatrice du documentaire Donner le biais, donner la vie.
« Une connexion intime avec ce territoire »
Déjà, à l’époque du mouvement hippie, de nombreux bergers néophytes avaient quitté la ville, venant s’installer en Ardèche et ailleurs pour produire du fromage ou garder des chèvres et des moutons. Et voilà que l’histoire se répète. Pour bon nombre de néo-bergers actuels, leur reconversion professionnelle découle d’un choix de vie fort, d’un désir profond d’être en correspondance avec leurs convictions. L’image romantique du métier de berger, le béret vissé sur le chef et un brin d’herbe à la bouche, les influence grandement aussi.

Florence Robert en sait quelque chose. C’est à la mort d’un proche, en 2008, qu’elle a sauté le grand pas. Calligraphe latine, elle a quitté son Gers d’adoption pour bâtir de toutes pièces sa bergerie, dans les Corbières, massif de collines sèches et sauvages coincées entre les Pyrénées et Carcassonne. « L’idée fantasmée que je me faisais du métier s’est tout de suite confirmée, raconte-t-elle à Reporterre. J’étais en connexion intime avec ce territoire. Posée à fleur de terre, me mélangeant à pleine peau avec mon troupeau, j’étais devenue presque animale. »
Lors de son premier agnelage, elle a ressenti le besoin de poser des mots sur les sensations qui la submergeaient : « Cette explosion de naissance, ce rapport très concret à la chair, au sang, parfois à la mort, est très éloigné de nos vies contemporaines. Il y a quelque chose de très cru, d’extraordinaire, lorsqu’on fouille une brebis, en enfonçant son bras dans la matrice. » De ses écrits est issu le roman Bergère des collines (ed. Corti).
« Conditions de merde »
Contrats précaires, cabanes où l’accès à l’eau et l’électricité n’est pas toujours garanti, semaines interminables de 60, 70, 80 heures de travail… Derrière la beauté du cadre de travail se cachent souvent des conditions moins reluisantes. Au fil des années, Florence Robert s’est par exemple vu rattrapée par les soucis du quotidien, la charge de travail, la fatigue. La quatrième année, est aussi venu l’ennui qui ne l’a plus quitté. « Tout ce qui me nourrissait au début a fini par disparaître, reconnaît-elle. Le déclic est tombé le 28 juin 2020. Mon troupeau devait monter en estive deux jours plus tard, mais je ne trouvais toujours pas de camion pour l’y emmener. J’ai craqué, j’ai dit stop. Je ne voulais plus jamais revivre ça… »
La dureté et la précarité des emplois entraînent un important turn-over au sein de la profession. Les carrières dépassent rarement les sept ans. « Les patrons s’en foutent, ils trouveront toujours des jeunes prêts à accepter ces conditions de merde, enrage Laurent Four, berger pendant vingt ans. Ils trouveront ça génial un an, deux ans, trois ans, puis s’en iront épuisés la quatrième année. »

De nombreuses femmes, elles, doivent également faire face au sexisme. « Le jour où je suis tombée enceinte de mon troisième enfant, je n’ai pas été reconduite », se souvient Marie Milesi, bergère dans les Alpes-de-Haute-Provence. La justification alors présentée par l’éleveur ? La cabane serait trop petite pour accueillir un petit de plus. Marie Milesi témoigne également des risques de harcèlement : « Être bergère, c’est vivre très isolée et entourée d’hommes. En cas d’agression, tu es loin de ta voiture, tu n’as pas de réseau pour appeler de l’aide. » À la suite d’une mésaventure, elle a décidé d’organiser des stages d’autodéfense dédiés aux bergères, avec l’association féministe Sista.
« Les bergers ont peur de se syndiquer. »
Mais difficile de revendiquer plus de droits avec un emploi précaire. D’autant que la récente réforme de l’assurance chômage empêche les bergers travaillant seulement quatre mois en estive de bénéficier de l’allocation. Ils sont ainsi obligés de trouver une autre activité en dehors de la saison estivale. Et le syndicalisme peine à s’imposer dans la profession.
Le combat de Michel Didier a « ouvert une brèche, mais ça n’a provoqué aucun sursaut, ni de peur des éleveurs… », se désole Laurent Four, berger pendant vingt ans. Excédé de ne pas se voir accorder de CDI [1] après quatorze ans de travail, Michel Didier était allé jusqu’à traîner son employeur devant la cour d’appel de Grenoble, en juin 2016. Pour la première fois, le tribunal requalifia les CDD à répétition du gardien de troupeau en CDI, et condamna l’employeur à 30 000 euros de dommages et intérêts.
Laurent Four regrette que cette jurisprudence n’ait jamais entraîné une revalorisation générale des contrats. En 2013, il avait déjà participé à créer l’un des tout premiers syndicats de gardiens de bergers : le SGT 38, qui ne s’est pas imposé durablement. « Les bergers ont peur de se syndiquer. Ils passent leur temps à pleurer, à dire qu’ils sont mal payés, que les conditions de vie sont horribles et que les patrons sont des cons. Pourtant, dès qu’on essaie de régler leurs problèmes, tous sont réticents. »
La naissance d’une grande organisation syndicale
Depuis quelques mois, un appel à la création d’une grande organisation syndicale de gardiens de troupeaux se déploie de cabane à cabane. De jeunes néo-bergers ont décidé de reprendre le flambeau allumé en 2013 par Laurent Four et ses amis. Ils entendent faire émerger un syndicat par département, tous affiliés à la CGT et qui porteraient des positions communes à l’échelle nationale. « Et ça commence déjà à prendre, se réjouit Jo, l’un des porteurs du projet. Il y a des syndicats en Isère, dans les départements de la Provence-Alpes-Côte d’Azur, l’Hérault, les Pyrénées atlantiques, les Hautes-Pyrénées et l’Ariège. »

Parmi leurs premières revendications, figure la réforme du statut des bergers : « Aujourd’hui, nous dépendons de la convention collective nationale pour l’agriculture, instaurée après le passage de la loi El Khomri, poursuit Jo, berger depuis deux ans dans la Drôme. À celle-ci peut s’ajouter un avenant pour les bergers, c’est-à-dire un paragraphe spécifique à la reconnaissance de notre profession. » Cet avenant est un outil précieux pour les gardiens de troupeaux. Il peut notamment codifier des grilles de salaires, des jours de repos, des primes d’équipements pour l’achat de croquettes pour chiens ou de chaussures… « Seulement, il n’existe que dans certains départements. Nous réclamons donc la création d’une convention nationale spécifique aux bergers ou a minima que cet avenant soit généralisé à tout le territoire. »
Solidaire des luttes anticapitalistes, antiracistes et féministes, ce mouvement naissant entend aussi inclure les bergers de nationalité étrangère : « Les gros moutonniers n’hésitent pas à embaucher des travailleurs roumains, à les maltraiter, avec des salaires de misère, dit Jo. Ils savent qu’ils ne se plaindront jamais, alors ils en profitent. Nous devons inciter ces pauvres gens à rejoindre notre cause, pour qu’on puisse mieux les défendre. »
« Sans le loup, je n’aurais pas eu ce travail »
Aux yeux du berger drômois Jo, ce regain de vitalité du syndicalisme des bergers n’est pas une question de génération. « Ce qui a surtout changé la donne, c’est le retour des grands prédateurs, estime l’ancien ouvrier d’industrie. Le patronat tente d’entretenir l’image du berger contemplatif, menant la vie de bohème et sifflotant dans l’herbe en comptant les moutons. En réalité, avec les prédations, on a beaucoup plus de boulot, de coût et de pression psychologique. »
Dans la vallée reculée du Valgaudemar, au cœur du parc national des Écrins, les loups n’ont fait leur retour que très tardivement. Depuis plus d’un siècle, les éleveurs avaient pris l’habitude d’envoyer leurs brebis « à la rage ». Autrement dit, ils laissaient les troupeaux grimper en autonomie sur les hauteurs, ne montaient qu’une ou deux fois par semaine pour soigner les animaux blessés, et puis, aux premières neiges, le bétail redescendait seul vers la vallée. « C’était idyllique pour les éleveurs et les bêtes, raconte à Reporterre un jeune berger du massif. En discutant avec les anciens, je m’aperçois que beaucoup sont nostalgiques de ce temps-là. Certains ont décidé d’arrêter, considérant qu’ils n’étaient pas là pour parquer leurs brebis dans un filet. »
Le retour du prédateur, à l’été 2019, a mis fin à ces pratiques ancestrales pour en ouvrir de nouvelles : celles du gardiennage, des chiens de protection et du parcage la nuit. « Sans le loup, je n’aurais pas eu ce travail, assure le gardien de troupeau. Aujourd’hui, c’est le plan loup qui paie nos salaires et notre matériel. Seulement, nous sommes complètement sous perfusion des aides de l’État, tout s’est bureaucratisé. »
À lire aussi : notre article sur la médiation pastorale et sur les bergères qui s’organisent face au sexisme.