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Climat

Éric Brossier et sa famille, marins vagabonds de l’Arctique

Depuis dix-sept ans, l’ingénieur Éric Brossier parcourt l’Arctique à bord de son navire polaire « Vagabond » pour mesurer l’évolution de la banquise. Une aventure scientifique et familiale riche et rocambolesque, aux premières loges du changement climatique.

Éric Brossier n’a pas encore commencé son récit que le voyage a déjà commencé. Ce solide gaillard en simple polaire bleue, le visage brun, tanné par le reflet du soleil sur la glace des pôles, semble presque incongru dans l’atmosphère animée d’un café parisien. Car, depuis dix-sept ans, le navigateur du voilier polaire Vagabond, 47 ans, a passé bien plus de temps en Arctique à scruter l’évolution de la banquise qu’à courir les salons de la capitale.

Son dernier séjour dans le Grand Nord s’est déroulé de septembre 2015 à juillet 2016 sur l’île de Qikiqtarjuaq, au Numavut (Canada), où il s’est consacré à l’étude de la floraison printanière du phytoplancton, le « bloom », dans le cadre de la mission GreenEdge organisée par le laboratoire Takuvik de l’université Laval de Québec. « Cela fait trois ans qu’on travaille sur ce sujet, explique Éric Brossier. La qualité de cette floraison a un impact sur toute la chaîne alimentaire ! » Glaciologie, mammalogie, ornithologie… Depuis dix-sept ans qu’ils offrent leurs services aux laboratoires du monde entier, le navigateur et son voilier ont déjà participé à plus d’une vingtaine de programmes scientifiques.

Une aurore boréale au Spitzberg.

L’aventure a démarré à la fin des années 1990. Pendant son service national aux aides techniques, Éric Brossier est responsable de l’observatoire de magnétisme et de sismologie de l’Institut de physique du globe de Strasbourg (IPGS) aux îles Kerguelen. « Au contact de jeunes scientifiques à peine sortis des études, j’ai eu l’occasion de découvrir de nombreuses sciences : ornithologie, glaciologie, etc. se souvient-il. Tout m’intéressait. Dès lors, la question était : comment continuer à travailler avec toutes ces sciences ? » En guise de réponse, il acquiert le voilier polaire Vagabond le 28 octobre 1999. Avec une idée en tête : accueillir les scientifiques et les aider à travailler grâce à ce joli monocoque rouge vif de 15 mètres de long.

Expéditions en solo, puis en duo, et enfin en famille…

Le bateau lui offrira bien plus qu’un horizon professionnel. L’année suivante, Éric Brossier rencontre sa future compagne, France Pinczon du Sel, au salon international du nautisme à Paris. « Elle revenait d’une expédition en voilier dans les glaces de l’Antarctique, sourit le navigateur. Elle s’est lancée sans hésiter dans les premières missions scientifiques de Vagabond. Depuis, elle n’a jamais débarqué. » Au gré de leurs escapades au milieu des glaces dérivantes, le couple a trouvé le temps d’accueillir et d’élever deux petites filles : Léonie (10 ans), née le 27 février 2007 à Tromsø, en Norvège, et Aurore (7 ans), le 28 novembre 2009, à Brest. Depuis, toute la famille participe aux missions et cohabite joyeusement avec les scientifiques dans le modeste carré.

Éric Brossier mesurant l’épaisseur de la banquise sur l’île de Baffin, lors de l’hiver 2015.

Et ces expéditions sont nombreuses. Le couple commence son périple en assurant la logistique de la mission géologique Tectomagma, menée par l’Institut polaire français (Ipev) sur la côte est du Groenland. Puis, de mai 2002 à octobre 2003, il se lance dans un grand tour de l’Arctique. « Nous étions le premier bateau étranger à emprunter le passage du Nord-Est, qui relie l’Atlantique au Pacifique via le détroit de Béring, sans hivernage, se souvient Éric Brossier. C’était plus ou moins ouvert, il a fallu batailler avec la glace ! » Ensuite, l’équipage s’attarde plusieurs années sur l’île norvégienne de Spitzberg, dans l’archipel de Svalbard. Là, dans la baie d’Inglefield, le navigateur participe, entre autres activités, pendant cinq saisons d’affilée au vaste programme européen Damoclès, destiné à comprendre et prévoir les changements climatiques en Arctique — et notamment l’évolution de la banquise.

Le village inuit de Qikiqtarjuaq par - 36 °C.

Après six années consécutives dans l’Arctique norvégien, cap sur le Canada. En 2011, Éric Brossier, France Pinczon du Sel et leurs filles jettent l’ancre sur les territoires glacés du Nunavut, où ils étudient l’étrange langage des morses et des phoques pour le compte de l’Ipev. Après un séjour à Grise Fiord, la petite famille passe trois hivers à proximité du village inuit de Qikiqtarjuaq à observer le plancton.

« Les Inuits ont découvert la cohabitation avec les moustiques »

L’ingénieur a-t-il observé des impacts du changement climatique sur ces terres glacées de l’Arctique ? « Dix-sept ans, c’est un peu court à l’échelle de l’évolution du climat », estime-t-il. Avant de nuancer, tout de même inquiet : « Au Groenland, où l’on navigue depuis 2000, il y a des endroits auparavant inaccessibles où l’on passe aujourd’hui sans problème. Quand nous étions sur l’île de Spitzberg, un des glaciers enregistrait un recul annuel de 70 mètres ! C’est très rapide. En cinq hivers au même endroit, nous avons assisté à une évolution spectaculaire des paysages. » Qui a tendance à s’aggraver : depuis novembre 2016, la banquise mondiale a enregistré une perte de plus de trois millions de kilomètres carrés par rapport à la moyenne 1981-2010. C’est un recul inédit en plus de trente ans d’observations, selon les données du National Snow and Ice Data Center (NSIDC) états-unien.

Un phoque au Groenland.

La hausse des températures affecte également le mode de vie des Inuits de Qikiqtarjuaq, avec qui la famille s’est liée d’amitié. « Ils ont découvert la cohabitation avec les moustiques, qu’ils ne connaissaient pas il y a douze-treize ans, rapporte Éric Brossier. C’est la panique, les magasins se remplissent de moustiquaires et de produits répulsifs ! » La chasse traditionnelle est également touchée, car « les narvals, très prisés par les Inuits du Nunavut, doivent se cacher de plus en plus loin pour échapper aux orques, qui circulent plus librement avec la fonte des glaces ». Pour autant, ils ne s’alarment pas du dérèglement du mercure. « La fonte des glaces excite la convoitise des entreprises minières et pétrolières, ce qui est perçu comme une opportunité professionnelle par les Inuits, très frappés par le chômage », observe l’ingénieur.

Sondage météo sur l’île de Spitzberg.

D’autres périls menacent les écosystèmes arctiques, comme la pollution des plastiques. « Quand nous faisons des prélèvements d’eau pour le plancton, nous voyons des choses très bizarres, difficiles à identifier. D’après les scientifiques, ce ne peut peut être que des fragments de plastique », témoigne Éric Brossier. Quant aux côtes, elles sont jonchées de bouées, de filets en plastique, cordages… abandonnés par les bateaux. « C’est systématique. On a pu équiper tout Vagabond avec ! »

Évolution du paysage depuis le camp de glace de Greenedge, en 2015.

À ce jour, la petite famille a troqué le carré du voilier contre une jolie petite maison de pierres, à Hanvec (Finistère), histoire de « prendre du recul » et d’imaginer la suite. Une chose est sûre : l’avenir se conjuguera à l’aventure. « On s’est vu proposer une mission de dix-sept mois en Équateur sur les risques volcaniques et sismiques, pour le compte de l’Institut de recherche et de développement. Beaucoup de travail à terre en zones reculées en perspective ! » Mais Éric Brossier n’a pas encore dit adieu aux terres glacées de l’Arctique. « Dans un mois, je partirai en expédition à ski autour de l’île Bylot pour commémorer les 150 ans de l’État canadien. » Pour ne pas perdre la main, il a déjà proposé à plusieurs laboratoires de faire des mesures de la population de lemmings et du manteau neigeux, sur terre et sur mer. « C’est ce que je préfère, participer à une mission scientifique qui a du sens pour mieux connaître notre environnement. »

Un ours polaire intrigué par l’amarre de « Vagabond », sur l’île de Spitzberg.

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