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Étudier les pôles sur un paquebot de luxe ? Le malaise des scientifiques

Pour analyser l’Antarctique et l’Arctique, des chercheurs français voyagent gratuitement à bord d’un paquebot de luxe, parmi les touristes. D’autres, eux, refusent. L’embarras est palpable au sein de la communauté scientifique.

Pour explorer l’Antarctique et l’Arctique, qui fondent à cause des activités humaines, des scientifiques français s’associent avec le tourisme du luxe. Ils sont ainsi nombreux à monter à bord du Commandant Charcot, le navire de croisière français appartenant à la compagnie Ponant. Mais, faute d’investissement dans la recherche polaire, peuvent-ils faire autrement ?

Depuis sa mise en service à l’automne 2021, des chercheurs du monde entier se bousculent pour embarquer gratuitement à bord du Commandant Charcot. À chaque croisière de ce navire de haute exploration polaire long de 150 mètres, propulsé au gaz naturel liquéfié (GNL), quatre scientifiques sont invités gratuitement par la compagnie Ponant, son armateur. Ils n’ont rien à payer. Attribués via la plateforme européenne Arctic Research Icebreaker Consortium (Arice), composée d’experts qui examinent la qualité des projets, 100 % des créneaux ouverts aux chercheurs pour 2022 ont déjà été attribués. Il en sera « vraisemblablement » de même en 2023, selon la compagnie Ponant.

Le paquebot « Commandant Charcot ». © Stirling Design International

Une fois leur place assurée sur Le Commandant Charcot, qui est en capacité de briser une glace de mer de 2,5 mètres d’épaisseur [1], les chercheurs accèdent à des routes maritimes non fréquentées par les navires océanographiques disponibles. Sur le bateau, les biologistes, géographes, océanographes, climatologues ou encore ethnologues disposent de deux laboratoires équipés. L’un offre la possibilité, avec ses ouvertures sur la mer, de lancer des bouées météo, des sondes de mesure température-salinité, et d’autres instruments d’échantillonnage.

À bord du navire de la compagnie Ponant, propriété de la famille Pinault, les savants cohabitent avec 245 touristes, dont la plupart sont riches, voire ultrariches.

Embarquons, par exemple, pour l’« Odyssée sur les traces de Jean-Baptiste Charcot », prévue en Antarctique, du 7 au 19 décembre prochain : pour traverser le passage de Drake (qui sépare l’Argentine de l’Antarctique) « comme tant de légendaires explorateurs avant vous », découvrir l’île Pourquoi-Pas, la baie de Marguerite ou encore l’île Petermann, le tout dans les cabines d’entrée de gamme (20 m2), il faudra débourser la coquette somme de 16 160 euros. Si vous optez pour la suite de l’Armateur — 115 m² d’opulence, grandes baies vitrées ouvertes, terrasse privative de 180 m² — les onze nuitées à bord vous coûteront 55 200 euros.

Des scientifiques tiraillés

Mais sauver la planète n’a pas de prix, n’est-ce pas ? Car avec ses croisières embarquant des scientifiques, la compagnie Ponant entend « contribuer à une meilleure connaissance des pôles et de leurs enjeux, premiers témoins du réchauffement climatique, de la pollution ou encore de la réduction de la biodiversité ». L’argument fait mouche auprès de ses clients, qu’elle présente comme des « ambassadeurs de ces régions » : « Avec les scientifiques à bord, nous n’étions plus simplement des touristes, nous nous sommes sentis comme une grande équipe d’exploration », dit à Reporterre Lukas, chef de projet commercial et informatique à Zurich, qui a réalisé « un rêve » en se rendant en Antarctique en décembre 2021.

La communauté scientifique française, elle, est moins enthousiaste. En avril dernier, Jérôme Chappellaz, ancien directeur de l’Institut polaire français Paul-Émile Victor (Ipev), a préparé — à la demande de la compagnie Ponant et avec l’accord de la direction du CNRS-Insu —, une enquête nationale « afin de mieux cerner le potentiel et les attentes de la communauté scientifique française investie aux pôles, par rapport à l’offre de la compagnie d’accueillir gracieusement des scientifiques à bord du navire brise-glace ».

Il a fait plus de 18 °C en Antarctique le 6 février 2020, causant d’importantes fontes de glace. Flickr via Wikimedia Commons/CC BY 2.0 / NASA Goddard Photo and Video

Résultat : sans être dithyrambiques, une partie des chercheurs estiment qu’il serait absurde de se priver d’une telle possibilité d’étudier des continents à jamais bouleversés par la crise climatique, et dont la fonte entraîne une montée des eaux périlleuse pour les sociétés humaines. Jérôme Chappellaz est de ceux-là : « Soyons pragmatiques, dit-il à Reporterre. Le Commandant Charcot naviguera vers les pôles avec ou sans scientifiques. Sa clientèle aisée est le cœur de cible et elle s’y rendra de toute façon. Alors, tant que la science ne devient pas le prétexte pour organiser des expéditions avec des touristes, utilisons ce vecteur. »

D’autres scientifiques, quitte à se priver d’une occasion professionnelle intéressante, refusent de monter à bord. Encouragés par le collectif Scientist Rebellion, certains se sont manifestés en « trollant » l’enquête, c’est-à-dire en l’inondant de formulaires.

« Une marchandisation des pôles sous couvert d’aide à la science »

L’océanographe Xavier Capet, soutien de ce collectif, voit dans l’offre du Commandant Charcot « une marchandisation des pôles sous couvert d’aide à la science » : « Avec ce navire, on est au summum du greenwashing, dit-il. Le bateau est bien fabriqué mais navigue au GNL — une énergie fossile présentée comme verte [2] — et pour renforcer l’habillage écolo, la formule magique est de faire monter à bord des scientifiques avec lesquels les passagers sont censés sauver la planète. En réalité, les scientifiques participent avant tout à construire, sous couvert de science, une atmosphère où les touristes — qui s’y rendent en avion [3] — et la compagnie Ponant se donnent un paravent de bonne conscience. »

« En rien je n’ai envie, par ma présence, de légitimer ce business et de soutenir la massification du tourisme en Antarctique, avec ses conséquences désastreuses », dit Jean-Baptiste Sallée, océanographe. En 1990, le « Continent blanc » accueillait près de 3 000 touristes, contre plus de 50 000 ces dernières années. Des dizaines de nouveaux navires d’expédition, conçus pour pouvoir naviguer en zones polaires, doivent entrer en service dans les mois et années à venir. Un désastre pour ces régions relativement préservées, où la présence d’humains favorise le développement d’espèces invasives.

Des manchots d’Adélie. La perspective de voir la faune polaire fait partie des attraits touristiques de ces voyages. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Ewan Tessier

Autre point discuté par les chercheurs interrogés par Reporterre : est-il possible de faire de la science à bord d’un navire de tourisme ? « Au rabais, répond Xavier Capet. Faire progresser la connaissance demande souvent d’adapter les observations aux conditions rencontrées, comme modifier son itinéraire. Mais le trajet du Commandant Charcot, lui, est millimétré et les clients priment. Les apports scientifiques seront par définition très limités. »

« Les clients priment »

Daphné Buiron, médiatrice scientifique à bord du brise-glace, relativise : « En zone antarctique, les scientifiques font souvent appel à d’autres navires, de pêche, de commerce ou d’expéditions polaires, qui se muent en plateformes scientifiques : le Commandant Charcot est un navire d’opportunité comme les autres », dit celle dont le travail est d’assister les chercheurs le temps de l’exploration. Depuis novembre 2021, poursuit-elle, « plusieurs projets ont été mis en œuvre, comme l’étude de la pollution plastique des océans, l’analyse du comportement des baleines à bosse ou encore une évaluation du rôle du réchauffement climatique sur la diminution du niveau d’oxygène dissous dans les océans. On était aux petits soins pour chacun d’entre eux. »

Le chimiste Julien Gigault se réjouit auprès de Reporterre d’avoir pu se rendre aux confins de l’Arctique. En quête de nanoparticules polluantes durant ses deux séjours à bord du navire, dont le dernier en août 2022, il est parvenu à déceler à plusieurs reprises la présence de nanoplastiques dans des eaux pourtant éloignées des activités humaines. « J’ai des prélèvements uniques, dans des zones uniques, dit-il. Avec ma curiosité et mes hypothèses, je suis satisfait, même si cette découverte est inquiétante. » « Pour ce qui est des mesures en continu de températures, de salinité et de composition de l’eau, le Commandant Charcot présente un vrai intérêt scientifique, résume Jérôme Chappellaz. Moins pour les missions scientifiques qui nécessitent plus de temps, car les touristes qui ont payé des milliers d’euros, eux, n’attendent pas. »

« Une opportunité supplémentaire »

Pour Jérôme Chappellaz, la collaboration entre des scientifiques et le Commandant Charcot est surtout le navire qui cache un gros iceberg : le manque d’investissement dans la recherche polaire, l’une des raisons qui l’ont poussé à renoncer à un second mandat à la tête de l’Ipev. « La France a longtemps fait partie des grandes nations polaires scientifiques, mais elle a complètement décroché sur ses moyens opérationnels », déplore-t-il.

L’Ipev, l’entité chargée des infrastructures et de la logistique des explorations polaires, présente un budget de 16 millions d’euros annuels, selon un rapport remis au Sénat en mai dernier. À titre de comparaison, le budget de l’Institut polaire allemand (l’Alfred Wegener Institute) s’élève à 53 millions d’euros, et celui de l’Australian Antarctic Division (opérateur australien consacré à la science en Antarctique) à 88 millions d’euros. En conséquence, « l’Ipev est dans l’incapacité de financer des investissements pourtant indispensables compte tenu de la vétusté de certaines installations ». « La station Dumont d’Urville [en Antarctique], construite en 1956, n’est plus aux normes environnementales », soupire Jérôme Chappellaz [4].

De plus, contrairement à d’autres nations comme l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni ou l’Australie, la flotte océanographique française ne comporte pas de brise-glace permettant de réaliser des campagnes de recherche dans les zones polaires. « Ça nous oblige à chercher des strapontins, à nous creuser la tête pour travailler dans ces régions », dit Jérôme Chappellaz. En Arctique, un partenariat avec le Canada permet désormais à la France d’accéder au brise-glace canadien Amundsen, à raison de deux ou trois semaines par an maximum. Et en Antarctique, il n’existe pas d’alternative fiable… hors Le Commandant Charcot.

Contacté par nos soins (voir en boîte noire, ci-dessous), le CNRS a indiqué que la présence de scientifiques français à bord d’un navire privé n’est pas un moyen de compenser l’absence de brise-glace sous pavillon français ni le manque d’argent versé par l’État à la recherche. « C’est une opportunité supplémentaire, indique le CNRS, qui s’ajoute aux moyens de la recherche, qui sont d’ailleurs significatifs via la flotte océanographique française par exemple. »

« La question, désormais, est la suivante : est-ce qu’on continue comme ça ? demande Jérôme Chappellaz. Ou est-ce qu’on fait en sorte que la France puisse conduire des campagnes océanographiques en toute autonomie dans ces régions ? » Pour le CNRS, la réalisation de « campagnes d’opportunités » à bord du Commandant Charcot est « justifiée » et l’indépendance des scientifiques est garantie, « dans leur action et en termes d’image ». Un avis que ne partage pas l’océanographe Jean-Baptiste Sallée. Pour lui, « accepter que le déroulement de campagnes scientifiques soit conditionné à des investissements d’acteurs privés, c’est mettre en danger l’indépendance de la recherche ».

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