Entretien — Écologie et quartiers populaires
Fatima Ouassak : « Chez les écologistes, la question coloniale est un angle mort »

Pour la politologue Fatima Ouassak, la liberté de circulation est une question écologiste cruciale dans un monde en bouleversement. - © Mathieu Génon / Reporterre
Pour la politologue Fatima Ouassak, la liberté de circulation est une question écologiste cruciale dans un monde en bouleversement. - © Mathieu Génon / Reporterre
Durée de lecture : 10 minutes
Écologie et quartiers populaires Culture et idées Grands entretiensPour la politologue Fatima Ouassak, qui publie « Pour une écologie pirate », la liberté de circulation entre Sud et Nord est une question écologiste cruciale dans un monde en bouleversement.
Fatima Ouassak est politiste et militante écologiste dans les quartiers populaires. Elle publie Pour une écologie pirate (éd. La Découverte).
Ce grand entretien a été réalisé pour le podcast de Reporterre. Écoutez-le sur toutes les plateformes :
Reporterre — La liberté est au cœur de votre livre, et notamment la libération de la terre. Vous développez une idée originale : dans les quartiers populaires, ce qui se joue, c’est la question de la terre.
Absolument. Lorsqu’on demande aux habitants des quartiers populaires pourquoi ils ne s’engagent pas sur le front écologiste, on oublie qu’on a affaire à des gens qui ne sont pas considérés comme étant chez eux là où ils habitent. Je qualifie même les populations des quartiers populaires de « sans terre ». Elles sont là depuis plusieurs générations et, pourtant, n’ont pas de rapport sensible, charnel, affectif, à la terre. On les désancre, c’est-à-dire qu’on leur répète à longueur de temps qu’elles ne sont pas ici chez elles, que cette terre n’est pas la leur.
C’est le débat qu’a imposé l’extrême droite dans le débat public, celui de la remigration. À cette question, le camp progressiste n’a rien d’autre à opposer que l’utilité des populations des quartiers populaires : « Respectons cette population, acceptons-la, tolérons-la, parce qu’elle est utile. » C’est une forme de sous-humanisation : cette population n’est légitime à être en France et en Europe que dès lors qu’elle est utile au capital.

Qu’est-ce qui fait que, dans les quartiers populaires, on ne se sent pas concerné par la protection de l’environnement ? Parce qu’il y a des contrôles policiers, par exemple, où l’on nous demande de sortir nos papiers pour prouver qu’on habite bien là. Il faut pouvoir se sentir chez soi pour pouvoir protéger cette terre. Ce que je dis à mes enfants, ce que nous pouvons dire à cette population, nous, militants des quartiers populaires, militants politiques, militants écologistes, c’est : vous êtes ici chez vous !
Vous écrivez : « Être chez soi, c’est pouvoir accueillir qui l’on veut sans avoir à le justifier. »
On a créé de l’inégalité de classe, presque de l’inégalité de race, entre les populations qui vivent en Europe et qui peuvent circuler en Afrique, et les populations en Afrique qui ne peuvent pas circuler de la même manière en Europe. Pourquoi n’aurait-on pas le droit dans les quartiers populaires d’accueillir les nôtres, nos familles, nos amis restés au pays ? On ne sera chez nous en Europe que dès lors qu’on pourra accueillir les nôtres.
Pour se sentir chez soi, pour être ancré dans une terre, dans une ville, dans un quartier, il faut pouvoir s’en échapper, aller ailleurs, et aussi accueillir des amis. En fait, l’ancrage est inséparable de la liberté de circuler.
Absolument. Ces deux notions peuvent paraître contradictoires. La droite et l’extrême droite portent cette question de l’ancrage territorial et de la terre. À l’inverse, les questions de liberté et notamment de liberté de circuler sans condition, sont portées par le camp progressiste et par la gauche. Ce que j’ai essayé de faire, c’est d’articuler les deux. On ne peut se sentir chez soi quelque part que si on peut s’en échapper.
« La liberté de circulation est un angle mort du champ écologiste »
Il y a là, d’ailleurs, un angle mort du champ écologiste, qui ne pose pas la question de la mise à l’abri des populations qui subissent une catastrophe écologique. Je propose, moi, de poser en droit fondamental la liberté de circuler, comme une possibilité de se mettre à l’abri en cas de catastrophe écologique.
Dans votre livre, vous abordez avec force ce qu’il se passerait si se développe la catastrophe écologique. Et vous parlez d’un climatofascisme. Que craignez-vous ?
L’extrême droite française et européenne a quelque chose à dire sur la question climatique, elle a un projet.
Quel est ce projet ?
Celui de dire qu’il faut protéger l’Europe des hordes de barbares qui vont déferler sur nos plages, dans nos villages, dans nos villes, parce qu’il y a catastrophe écologique, notamment en Afrique. Vue l’urgence, il faut fermer encore davantage les frontières. Ils parlent aussi de démographie, disent que l’Europe est vieillissante alors que l’Afrique, elle, fait des enfants. Et qu’il faut donc empêcher ces populations de faire des enfants. Voilà le projet porté par l’extrême droite, qui est aux portes du pouvoir.
Comment imaginez-vous l’avenir, alors que les peuples africains vont être confrontés à des difficultés énormes du fait du changement climatique ?
Le continent africain va le plus avoir à subir les conséquences du désastre écologique. Mais je ne perçois pas a priori la natalité comme quelque chose de négatif. Il me semble qu’il est prouvé aujourd’hui que la population mondiale va stagner à un moment donné et qu’on ne peut pas considérer que la démographie est cause du désastre climatique. Et l’Afrique a quelque chose à dire sur la question climatique. Elle n’est pas passive. Ce n’est pas l’Europe qui va sauver l’Afrique. L’Europe, au contraire, a participé à coloniser l’Afrique, à la piller.

On n’écoute pas assez ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée. Dans les quartiers populaires, une part de nous s’y trouve. Nos parents, nos grands-parents se soucient de ce qui se passe là-bas, financent des projets pour planter des arbres ou forer des puits. Mais dans le champ politique et dans le champ écologiste, il n’y a pas assez de réflexion autour d’une sortie du capitalisme et d’un projet de lutte contre le réchauffement climatique du point de vue des Africains et des Africaines.
Vous écrivez : « L’écologie politique en France ne considère jamais l’Afrique comme un espace philosophique, politique et militant à partir duquel pourrait s’envisager une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. »
On ne valorise pas assez les luttes anticoloniales dans une perspective écologiste, c’est-à-dire qu’on ne considère pas que ce sont aussi des luttes pour se réapproprier la terre, pour reprendre de la terre au système capitaliste. Penser les luttes anticoloniales dans une perspective anticapitaliste et écologiste, permet d’avoir un peu d’espoir. En Europe, l’angoisse dans laquelle nous sommes face aux désastres climatiques est liée paradoxalement au fait qu’on pense qu’on va sauver l’humanité, qu’on va sauver le monde, qu’on va sauver le vivant, la biodiversité. Tout ne viendra pas de l’Europe. Ça viendra aussi des Sud et de l’Afrique.

Un grand nombre de pays africains sont en proie à des dictatures ou à des guerres civiles. Comment articulez-vous ce que vous venez de dire et ce qui semble être la réalité politique présente ?
La réalité de ce continent doit être appréciée dans une perspective historique. Des luttes de libération anticoloniale ont eu lieu pendant des décennies dans une perspective anticapitaliste et écologiste, avec la question de la terre au centre. Ces luttes n’ont pas totalement libéré le continent africain du système capitaliste et système colonial — entre autres parce que le rapport impérialiste de l’Europe vis-à-vis de l’Afrique n’a pas cessé. Mais des luttes existent. On parle beaucoup en France, à juste titre, de ce que fait Total en Afrique, notamment en Ouganda, mais on dit relativement peu à quel point les populations locales, les militants, les activistes locaux se battent. Il y a des morts, là-bas.
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L’Afrique ne se contente pas d’attendre qu’on vienne la sauver, les populations se battent, réfléchissent, il y a aussi une pensée, des philosophies africaines, écologistes qu’il faut entendre.
Que sera l’adaptation au réchauffement climatique et pourquoi la liberté de circuler doit-elle en être un outil, une solution, une modalité ?
Il y aura des inondations, des sécheresses, quoi que nous fassions aujourd’hui, et donc, des victimes. Qu’est-ce qu’on met en place pour que les victimes aujourd’hui et demain puissent s’échapper, c’est-à-dire quitter le lieu du désastre et arriver à bon port ?
Cette idée de liberté de circuler comme possibilité de se mettre à l’abri — et là je parle en tant que militante politique pour les écologistes, les féministes, les antiracistes, les personnes qui se battent pour défendre les droits des migrants et des migrantes, les personnes qui luttent contre l’homophobie, la transphobie —, la liberté de circuler partout sans condition peut être quelque chose qui nous porte, une écologie joyeuse, quelque chose de positif.
Vous n’êtes pas tendre à l’égard du mouvement écologiste ou du mouvement climatique.
Je me situe dans le camp écologiste. Donc je m’adresse à mon camp de la façon la plus constructive possible, parce que l’urgence l’impose. Le camp progressiste écologiste, la gauche, n’est pas à la hauteur parce qu’il n’y a pas d’internationalisme. L’internationalisme affirme que puisque tous et toutes aujourd’hui dans le monde ne peuvent pas circuler librement, nous ne sommes pas libres.
Cette incapacité à se saisir franchement de la question migratoire est-elle un angle mort ?
C’est un angle mort. Depuis plusieurs années, on me pose la question, à moi et à d’autres, « comment faire pour élargir le front, pour lutter ensemble contre ce désastre qui va tous nous couler ? ». Je m’adresse aux organisations politiques pour qui c’est un questionnement : j’essaie de donner à voir un projet du point de vue des quartiers populaires, mais c’est un projet pour tout le monde, avec au centre la question de la liberté et la question de la terre dans une perspective internationaliste.
« La gauche n’est pas à la hauteur parce qu’il n’y a pas d’internationalisme »
Il y a des organisations pour lesquelles la question coloniale est un angle mort et qui défendent une écologie de confort, selon laquelle si la classe moyenne supérieure maintient un certain niveau de confort et n’a pas trop à subir les ravages écologiques, ça ira très bien.
Elles maintiennent l’ordre social actuel ?
Oui, parce que ces organisations ne pensent pas la survie de l’humanité. Elles limitent leur champ d’action, de compétence, d’interrogation, aux frontières de l’Europe et de la France. Moi, j’aspire à une écologie qui sauverait tous nos enfants, pas uniquement les enfants du Nord, pas uniquement les enfants de classes moyennes et supérieures.
Selon vous, les écolos n’arrivent pas à vraiment prendre en compte les bouleversements que va entraîner le changement climatique.
Absolument. On défend en Europe, et en France en particulier, un projet écologiste qui n’est pas à la hauteur. Tant qu’on sous-humanise une partie de l’humanité, qu’elle soit en Europe ou dans les pays du Sud, on ne permet pas la protection de la terre qu’habite cette sous-humanité. Si vraiment vous êtes sincère, si vraiment vous voulez lutter contre le désastre climatique, si vraiment vous voulez lutter pour les générations futures, pour vos enfants, pour vos petits-enfants, il faut prendre la mesure de ce que produit le rapport colonial à la terre, de ce que ça produit en termes de désastres climatiques, et que les deux sont complètement liés. La question coloniale n’est pas une question parallèle à la question écologique, c’est la même question, celle de la terre, de la liberté, de l’égale dignité humaine, de la justice.

Vous écrivez qu’il ne faut pas croire qu’on va sortir du capitalisme soit de manière civilisée, soit par la barbarie, mais par une lutte révolutionnaire.
Voilà pour moi ce qui permet de qualifier un projet de révolutionnaire : être radicalement anticapitaliste, c’est-à-dire anti-impérialiste, anticolonialiste, internationaliste. Oui, j’assume qu’il va falloir se battre. Je ne sors pas des fusils, mais un livre, je viens autour de la table et je me bats avec ça, armée d’un projet, en disant qu’on a des choses à proposer. Ça ne va pas se faire en douceur, mais c’est enthousiasmant : on n’est pas dépossédé du pouvoir de changer les choses.