Génie des mathématiques et écologiste radical : l’exemplaire destinée d’Alexandre Grothendieck

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Culture et idéesMathématicien exceptionnel, pacifiste, écologiste radical, mystique, ermite… Alexandre Grothendieck a été l’un des premiers à comprendre l’urgence écologique. Dans « L’espace d’un homme », le documentaliste Hervé Nisic raconte ce destin hors du commun.
Dans le documentaire L’espace d’un homme, Hervé Nisic, raconte en une petite heure les multiples facettes et l’incroyable trajectoire de la vie d’Alexandre Grothendieck, mort à l’automne 2014 à Lasserre, petit village de l’Ariège où il avait choisi de vivre en solitaire les 23 dernières années de sa vie. Projeté à Ivry-sur-Seine le 30 janvier 2018, le film sera de nouveau présenté le 5 juin prochain, rue d’Ulm, devant les étudiants de l’École normale supérieure.
Lauréat de la médaille Fields en 1966 (le « Nobel des mathématiques »), Grothendieck ne l’accepta qu’avec réticence et sous la pression du CNRS (en 1988 il refusa par contre le prix Crafoord, l’autre distinction majeure dans son domaine). Sa rupture au début des années 1970 avec l’intelligentsia des mathématiques, motivée par son pacifisme et son militantisme écologiste, se fit avec fracas. Alexandre Grothendieck retourna alors d’où il venait — Montpellier — pour enseigner à des étudiants de premier cycle et de doctorat.
Avec L’espace d’un homme, Hervé Nisic est l’un des premiers journalistes à s’être lancé sur ses traces. « J’ai entendu parler du personnage Grothendieck en 2008. Le sujet et la perspective d’éventuellement le rencontrer m’ont tout de suite passionné. » Son documentaire repose sur le témoignage de nombreuses personnes. Il donne pour commencer la parole à des mathématiciens qui ont connu le jeune prodige.
« Dans les séminaires qu’il animait, les idées naissaient comme par magie »
Monté à Paris frais émoulu de la Faculté de mathématiques de Montpellier, Alexandre Grothendieck fascina au début des années 1950 Jean Dieudonné et Laurent Schwartz (médaille Fields 1950). Les deux mathématiciens français les plus célèbres de l’époque furent « bluffés » par la capacité du jeune Grothendieck à résoudre les problèmes mathématiques complexes qu’ils lui avaient confiés.
Le médaille Fields états-unien William Thurston donne une idée du génie qui permit à Grothendieck de révolutionner la géométrie algébrique, ouvrant un champ d’explorations nouvelles à ses pairs : « Grothendieck avait des idées si vastes et si puissantes qu’elles débouchaient sur des solutions générales alors que la plupart des chercheurs travaillent sur des problèmes beaucoup plus cadrés », explique-t-il dans le film.

« Dans les séminaires qu’il animait, les idées naissaient comme par magie. Il a construit au fur et à mesure un “édifice mathématique” qui permet de résoudre bien des problèmes », s’émerveillait encore Jean-Pierre Bourguignon, directeur de l’Institut des hautes études scientifiques (IHES) en 2010. Quant à Laurent Lafforgue (médaille Fields 2002), il parle tout simplement de Grothendieck comme d’un des plus grands mathématiciens de l’histoire.
Dans sa quête, Hervé Nisic a aussi rencontré les scientifiques « objecteurs de recherche », qui dénoncèrent avec A. Grothendieck la militarisation et l’orientation mortifère du progrès scientifique. Les textes de Survivre… et Vivre, revue éditée de 1970 à 1975, sont parmi les premiers à jeter les bases de l’écologie politique — la chercheuse Céline Pessis a eu l’heureuse initiative de les faire rééditer.
Le documentaire rappelle les hauts faits de ces militants de la première heure, comme la dénonciation des fûts fissurés entreposés à « titre provisoire » depuis 1948 dans l’enceinte du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de Saclay (Essonne). Une affaire qui embarrassa énormément le gouvernement. On revient aussi sur le combat pour la défense du plateau du Larzac dans lequel Alexandre Grothendieck, fort de l’aura que lui conférait son statut de mathématicien de premier plan, s’engagea personnellement.
Hervé Nisic fait découvrir un Alexandre Grothendieck radical dans sa pensée et dans ses actes, mais aussi très courageux. Le mathématicien Pierre Cartier, l’un de ses proches, raconte comment il s’engagea dans la guerre du Vietnam en partant seul travailler sous les bombes avec des mathématiciens Viet-Congs. Il revient aussi sur l’« histoire » du procès de Montpellier : pour avoir hébergé un moine bouddhiste japonais dont le visa venait d’expirer, Alexandre Grothendieck fut traduit en justice. Il réclama lors de son procès la peine maximale et ridiculisa la justice dans sa plaidoirie.
Si Hervé Nisic s’attache surtout au mathématicien et au militant écologique, son documentaire nous fait découvrir aussi avec tact, pudeur et poésie des aspects plus personnels de la vie d’Alexandre Grothendieck.
« Après une enfance aussi difficile, Alexandre n’a jamais eu peur de rien »
Les premières images montrent un chemin forestier. C’est celui que parcourait le jeune Alexandre pour se rendre à l’école de Mende, depuis le camp de concentration de Rieucros, où il était interné avec sa mère. C’est le début des années 1940 et le jeune Alexandre avait une douzaine d’années. Très vite, il dut se réfugier à Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), où furent sauvés un grand nombre d’enfants juifs.
Né en 1928 à Berlin, d’un père anarchiste russe juif et d’une mère allemande anarchiste également, le jeune Alexandre avait été confié à un pasteur allemand quand ses parents quittèrent l’Allemagne, en 1933, pour se battre aux côtés des républicains espagnols.
Il les retrouva à Mende, un camp d’internement d’opposants politiques, où les autorités françaises regroupaient les réfugiés espagnols. Le documentaire évoque l’image d’un père brisé et fatigué, qui sera déporté en 1942 et emporté par la folie nazie à Auschwitz. Sa mère est morte en 1957, victime de la tuberculose contractée lors de son séjour à Rieucros. « Après une enfance aussi difficile, Alexandre n’a jamais eu peur de rien, ni comme mathématicien, ni comme écologiste, ni lors de ses années de solitude à Lasserre », témoigne son ami Pierre Cartier.
Des 23 ans qu’il passa seul à Lasserre, le film ne dit presque rien. « Son intérêt pour la spiritualité explique sans doute en grande partie la bascule qui va le conduire à s’isoler. Plusieurs témoins m’ont confié que c’est lorsqu’il a commencé à avoir des visions mystiques qu’il a décidé de s’exiler dans les Pyrénées, en ne confiant son adresse qu’à quelques proches et en refusant qu’on fasse suivre son courrier », rapporte Hervé Nisic.
Selon la mathématicienne Leila Schneps, l’une des principales obsessions d’Alexandre Grothendieck pendant ses années de retraite fut l’existence du bien et du mal. Sa fille, Johanna, l’un de ses cinq enfants, témoigne dans le film du traumatisme qu’a été pour son père le sort de ses parents et notamment la déportation de son père.
« Des recherches mathématiques “dans des domaines beaucoup plus vastes” »
Le documentaire s’achève sur des images particulièrement émouvantes. On voit Hervé Nisic échanger quelques mots avec Grothendieck, sorti de sa maison relever son courrier. Cette rencontre est fortuite. « J’étais monté filmer le paysage grandiose qu’il avait sous les yeux depuis sa maison de Lasserre. Quand je l’ai vu, j’ai déposé ma caméra à une trentaine de mètres de la clôture, en la laissant tourner. Lorsque je lui ai expliqué que je réalisais un documentaire sur lui, il s’est montré intéressé. Mais il a refusé de collaborer au film, me confiant toutefois qu’il continuait à faire des recherches mathématiques “dans des domaines beaucoup plus vastes”. »

Preuve de la pudeur et du respect d’Hervé Nisic pour Alexandre Grothendieck, ces images ne figurent pas dans le documentaire tel qu’il a été montré la première fois en 2010. « J’ai respecté sa volonté de secret. Désormais qu’il est mort, les langues de ses proches commencent à se délier. Mon film est donc amené à évoluer. Je pense notamment approfondir la partie consacrée à l’écologie, car je considère qu’il y va de ma responsabilité citoyenne. »
Oublié après ses 23 ans de vie coupée du monde à Lasserre, Grothendieck apparait en quelque sorte plus « grand » mort que vivant. Ses préoccupations pour la situation écologique et la survie de la planète, la situation des réfugiés ou la remise en cause de notre société industrielle sont plus actuelles que jamais. C’est pour ces raisons qu’Alexandre Grothendieck fascine un public de plus en plus large.
En témoignent un autre documentaire et quatre biographies qui lui ont été consacrées depuis sa disparition. « Le cinéma ne va pas tarder à s’emparer d’une vie aussi romanesque et d’une aventure intellectuelle et politique qui traversa toutes les grandes crises du XXe siècle », prédit Hervé Nisic. À quand un biopic de Spielberg sur ce personnage au destin si peu commun ?
- L’espace d’un homme, documentaire d’Hervé Nisic, Atopic productions, France, 2010, 52’.
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