Grâce à la terre crue, ces femmes se réapproprient la construction

Laurie applique l'enduit de terre sur un mur. - © Marie Astier / Reporterre
Laurie applique l'enduit de terre sur un mur. - © Marie Astier / Reporterre
Durée de lecture : 10 minutes
Alternatives Féminisme Habitat et urbanismeDans le sud de la France, des femmes travaillent sur des chantiers avec de la terre crue. Ce matériau écolo leur permet de créer des liens de solidarité dans un secteur du BTP dominé par les hommes.
Vous lisez le sixième article de notre « tour de France des alternatives ». Pour ne pas rater les prochains, abonnez-vous à notre infolettre.
Le Vigan et Sète (Gard et Hérault), reportage
L’atmosphère calme, presque silencieuse du chantier interpelle. Les crissements s’entendent à peine. Ce sont ceux des lisseuses — sortes de truelles — qui écrasent la terre sur le mur de pierres.
Dans cet appartement de Sète en rénovation, Marine Dupont applique des enduits en terre crue. « Les clients souhaitaient cela pour le côté écologique et sain », explique-t-elle.
Pour lui prêter main forte en ce vendredi d’été, deux femmes et un homme. Une illustration d’une des originalités de ce secteur du BTP (Bâtiment et travaux publics) : dans la terre crue, les femmes sont très bien représentées.

Il n’y a pas de chiffres précis, mais des indices concordants. D’après les témoignages recueillis par Reporterre, la proportion de femmes dans les formations dédiées à la terre crue a fortement augmenté depuis cinq ans, pour atteindre 50 % voire plus.
Parmi elles, beaucoup d’architectes ayant décidé de se reconvertir vers un métier plus « concret ». Une enquête récemment menée par la Confédération de la terre crue — l’organisme qui fédère la filière — a enregistré 46 % de répondantes. En comparaison, le BTP tous secteurs confondus ne comptait que 12,3 % de femmes en 2021, selon l’Observatoire des métiers du bâtiment.
Un matériau réutilisable à l’infini
Toutes racontent d’abord une rencontre avec ce matériau, un déclic. « La première fois que j’ai touché la terre crue, j’ai ressenti comme une évidence percutante », témoigne Marine. « C’est une solution tellement simple. »
L’ex-architecte a depuis fait un tour du monde à la rencontre des techniques de la terre crue, et est devenue artisane. Elle désigne le mélange qu’elle est en train de préparer : de la terre, un peu de sable, de la paille pour ses propriétés isolantes, de l’eau. Le matériau est réutilisable à l’infini.
« Un mur qui a 300 ans, qui tombe, on le remouille et on le remet en œuvre », explique-t-elle. Du mur porteur à l’enduit de finition, la terre crue peut être utilisée à toutes les étapes de la construction.

« Cela permet de faire avec ce qui est déjà là, les terres excavées quand on creuse les fondations », ajoute Laurie Metais, architecte spécialisée dans l’accompagnement de la construction en terre crue.
Elle est venue prêter main forte à Marine, pour pratiquer le matériau qu’elle conseille. « Cela évite d’évacuer la terre en camion, pour les faire revenir avec du béton. » Pas cuite, la terre est aussi un matériau qui mobilise peu d’énergie, contrairement au béton ou à la chaux.
Elles me tendent une lisseuse pour tester la matière. Le mélange de Marine est facilement modelable, même pour des mains débutantes. Pas besoin de forcer pour l’appliquer au mur, il faut juste un peu de fermeté. Certes, le résultat n’est pas très droit. « On peut reprendre, il n’y a pas d’erreur », encourage Marine.
« Le ciment a enlevé la possibilité d’intégrer les femmes »
Des gestes qui s’inscrivent dans une histoire, selon la pionnière de la terre crue en France, Sylvie Wheeler. Elle la pratique depuis une trentaine d’années. Ce matériau présent sur tous les continents a toujours été pratiqué par des femmes, rappelle-t-elle.
« Avant pour construire en terre, ou en pierre, on réunissait toute la famille. Hommes, femmes, enfants, tout le monde avait sa place », dit-elle. « En Afrique, en Inde et en Amérique latine, ce sont les femmes qui entretiennent les enduits terre des façades. Le ciment a supprimé les apports familiaux dans la construction, enlevé la possibilité d’intégrer les femmes. »

Éduquées à prendre soin des autres, les femmes trouvent dans la terre crue une façon de prolonger cette socialisation, estime-t-elle. « Ça ne pollue pas, ça n’abîme pas et même ça répare ». La terre ne dégage pas d’émanations toxiques, permet de réguler l’humidité de l’habitat, apporte un confort phonique et thermique en absorbant les sons et en atténuant les températures extrêmes.
« On prend soin de la planète et des gens, qui vivent dans un bâti sain », résume Marine. Mais attention, pas question de laisser croire que la terre crue est un matériau qui se travaille sans effort.
« Cela reste un matériau du bâtiment, une activité de maçonnerie dure, à l’extérieur, fatigante », dit Mary Jamin, une ancienne du métier. « Sinon, le risque est de cantonner les femmes aux enduits de décoration », appuie Aymone Nicolas, autre artisane expérimentée.
« Des bâtiments en terre crue ont plusieurs centaines d’années »
La société patriarcale a aussi pour habitude de laisser aux femmes les domaines moins considérés. C’est le cas de la terre crue, technique écologique pas forcément bien vue dans le bâtiment. « La maison en terre, c’est celle des trois petits cochons, des pauvres, qui peut se faire facilement balayer », note Sylvie Wheeler.
« On doit toujours prouver que le bâtiment va tenir dans le temps », confirme Laurie. « Pourtant il y a des bâtiments en terre crue de plusieurs étages à Lyon, qui ont plusieurs centaines d’années. »
Enfin, la terre crue n’est pas la technique la plus rentable. « Les hommes ne font pas de terre parce que ça ne se vend pas très bien », estime Laura Segui, artisane dans les Cévennes.

« Il y avait une place à prendre », dit Claire Dycha, à la fois architecte, travailleuse de terre crue et coprésidente de l’association de professionnels AsTerre. « La filière est en train de se créer. Alors qu’ailleurs le monde du BTP est encore dans une organisation patriarcale. »
Elle a tout de même dû réaliser une exposition intitulée Terre de Bâtisseuses, faite de portraits de femmes travaillant dans la terre crue, pour valoriser leur présence. L’idée est venue en 2019 : « Au festival de la terre crue Grains d’Isère, aucune femme ne présentait lors des conférences ». Elles étaient pourtant déjà nombreuses dans le domaine.
Pour un secteur plus égalitaire
Depuis, un cercle vertueux s’est enclenché. Plus il y a de femmes, plus elles se sentent légitimes et accueillies, plus d’autres s’y mettent. Elles s’organisent pour construire un secteur du bâtiment plus égalitaire et coopératif, moins compétitif et prédateur. « Pour trouver leur place, les femmes développent des manières alternatives de travailler et par la force des choses questionnent les façons de faire dans le bâtiment », dit Claire Dycha.

« Voir que d’autres femmes faisaient ce métier m’a confortée dans l’idée que je pouvais y arriver », confirme Sarah Bouchemella, enduiseuse. Elle a créé avec quelques copines le collectif de femmes les Co’bâtisseuses. Elles sont basées dans le sud des Cévennes. Se rassembler permet de s’entraider, se donner des contacts, faire des chantiers ensemble. Et de lutter contre le sexisme du secteur, auquel elles n’ont pas échappé.

Autour de la table du bistrot héraultais où sont réunies les membres du collectif, les anecdotes pleuvent. « L’autre jour nous n’étions que des femmes sur un chantier, un voisin passe et demande “Mais il n’y a personne pour les surveiller ?” », raconte Giuliana.
« Une fois où j’avais mis du rouge à lèvres, les hommes m’ont demandé : “Mais t’es pas lesbienne ?” », dit Laura Segui, aussi membre du collectif. « Dès que je porte une charge lourde, ils me regardent tous. Mais c’est le sexisme qui est le plus lourd à porter ! »
Contre cela, « on propose des lieux de stages safe », explique-t-elle. « L’idée est aussi de s’aider après avoir été diplômées. Car il y a de la discrimination à l’embauche, et peu de femmes créent leur entreprise », indique Sarah Bouchemella.
Créer « un réseau d’entraide entre femmes »
Avec ce collectif, elles s’impliquent aussi dans le tout jeune festival féministe La Tenaille, dédié à la transmission de savoirs-faire techniques entre femmes. Il propose des ateliers à prix libre et en mixité choisie. « Le but est d’avoir des espaces temps sécurisés, pour ensuite reprendre confiance dans les espaces mixtes, et aussi de créer un réseau d’entraide entre femmes », explique Sarah.
Expérimentée, Aymone Nicolas invite aussi à réfléchir aux formes d’entreprises choisies par les artisans de la terre crue : Scop et coopératives d’activité et d’emploi permettent de créer un cadre « qui permet plus d’égalité ».

Autre collectif, celui des Bâtisses heureuses a été créé par Stéphanie Paulet et trois autres maçonnes terre crue. Leur but ? « La réappropriation de l’acte de bâtir » grâce à « la valorisation de matériaux bruts, locaux, non manufacturés et peu transformés », la terre crue en étant le meilleur exemple. Ces savoirs-faire sont transmis dans des chantiers participatifs, et l’outil est puissant.
« On est dans la réappropriation des savoirs, la transmission, et donc l’émancipation », dit Stéphanie. « Et on offre un cadre dans lequel même si je suis une femme, que je n’ai pas beaucoup de force et de savoirs techniques, je peux être à l’aise quand même. »
Nathalie, 59 ans et participante à un chantier collectif animé par l’artisane confirme : « Apprendre et travailler ensemble permet de prendre confiance en soi, en dehors d’un monde où il faut toujours être rentable alors que j’ai l’impression de ne plus l’être. »
« Il y a une intensité sociale de la terre crue »
Alors que forcer fait partie de la culture masculiniste du bâtiment, sur ce chantier, la présence de femmes pousse à penser l’ergonomie. Par exemple, on s’organise pour porter les charges lourdes avec des chariots ou à deux.
Le matériau, pas dangereux, facilement nettoyable, facilite l’inclusion de tous sur le chantier. « Il y a une intensité sociale de la terre crue », explique Marine. « Les tâches, le savoir-faire sont facilement transmissibles. » Par ailleurs, « le matériau est adapté au chantier participatif car il demande beaucoup de main d’œuvre et a donc du mal à être rentable », ajoute Stéphanie. « Il existe tellement de variétés de terre différentes que c’est plus dur à industrialiser. »
Difficile de couler un mur en terre comme un mur en béton. Il faut le monter couche par couche à la main. C’est pour cela que de nombreux chantiers terre crue sont en auto-construction et participatifs. Les artisans du secteur ont l’habitude d’accompagner ce type de chantiers.

« Ici, on construit des choses ensemble en dehors du salariat et du capitalisme, dans l’horizontalité », s’enthousiasme Cé, aussi volontaire sur le chantier participatif de Stéphanie.
Alors, la terre crue est-elle un matériau féministe et anticapitaliste ? Ne rêvons pas trop, tout de même. De plus en plus utilisé, il commence à intéresser les gros du BTP tels que Saint-Gobain ou Lafarge, qui se teintent de vert grâce à ce matériau « biosourcé ».
Ils arrivent à vendre du béton de terre, et ajoutent à la terre des adjuvants qui la stabilisent. Une hérésie pour les puristes, car la terre perd alors l’une de ses propriétés principales : il n’est plus possible de la remouiller et la remodeler à l’infini.
« Cela n’a pas de sens de ne parler que du matériau, ce qui compte c’est aussi la manière dont on le met en œuvre », avertit Aymone Nicolas. « Le circuit court, l’égalité homme-femme, la terre crue non adjuventée, tout cela va ensemble. »