Grippe aviaire : le système industriel en est responsable, affirment les éleveurs fermiers

Durée de lecture : 10 minutes
Près de 4 millions de canards ont été abattus cet hiver dans le Sud-Ouest à cause de la grippe aviaire. L’État autorise ce lundi 29 mai le retour des volailles dans les élevages en contrepartie de mesures très contraignantes pour les éleveurs fermiers. Mais pour ceux-ci, le système industriel et les hésitations des autorités portent la responsabilité de la crise.
- Pyrénées-Atlantiques, reportage
Avez-vous vu beaucoup de canards d’élevage ces dernières semaines dans le Sud-Ouest ? Normalement, non. Et pour cause : il n’y en a (presque) plus. 3,7 millions de palmipèdes ont été abattus cet hiver : 1,4 million dans des exploitations touchées par la grippe aviaire et 2,3 à titre « préventif », car situés à proximité d’un foyer (chiffres du Cifog, le Comité interprofessionnel des palmipèdes à foie gras).
À l’origine de ce carnage, l’influenza virus (grippe aviaire) H5N8, hautement pathogène, mais non transmissible aux humains, combiné à une gestion calamiteuse de la crise par les autorités sanitaires (directions départementales de la Protection des populations, direction générale de l’Alimentation et ministère de l’Agriculture), selon de nombreux éleveurs et observateurs. Alors que des élevages étaient contaminés par le virus les uns après les autres, des volailles potentiellement atteintes continuaient de circuler par camions, malgré l’interdiction de ces transports.
« À chaque fois, la maladie a progressé grâce à des dérogations pour aller remplir des salles de gavage », assure Jean-Michel Behro, un des éleveurs que nous avons rencontrés. Une enquête a d’ailleurs été ouverte, pour « tromperie aggravée par le danger sur la santé animale », après que des canards situés à proximité d’un foyer dans le Tarn ont été envoyés vers trois autres départements, entraînant la dissémination du virus tout au début de l’épizootie, début décembre 2016.
« Les services vétérinaires étaient complètement débordés »
Au cours de l’hiver, l’État a changé plusieurs fois de stratégie, définissant des zones de « surveillance », puis d’« abattage préventif », dans les départements du Sud-Ouest (Haute-Garonne, Gers, Landes, Pyrénées-Atlantique et Hautes-Pyrénées). « Quand le virus est arrivé dans les zones à forte densité d’élevages, les autorités sanitaires n’ont pas tout de suite pris la décision d’abattre : la pression économique était trop forte avec les fêtes de fin d’année », dit Galileo Monnet-Martin, animateur à la Confédération paysanne du Béarn.
Finalement, c’est la totalité des élevages de volailles que l’État a décidé de faire abattre. Dès lors, ce fut la panique : « Les services vétérinaires étaient complètement débordés. Des paysans ont attendu deux semaines pour faire abattre leurs canards, des camions remplis circulaient sans bâche », raconte Galileo. Symptôme, selon lui, du manque de moyens de l’État dans le monde rural, de la fermeture des services publics et des petits abattoirs de proximité.

Puis, dans les zones les plus touchées (Gers, Landes, Pyrénées-Atlantiques et Hautes-Pyrénées), un vide sanitaire de six semaines a été imposé aux exploitations. Il s’est terminé le 28 mai, et les volailles peuvent revenir dès ce lundi 29.
Quelles leçons ont été tirées de cet épisode afin d’éviter qu’il ne se reproduise ? Un seul principe émerge du côté du ministère et du Cifog : renforcer les mesures sanitaires afin d’éviter les contacts avec les oiseaux sauvages, prétendument vecteurs de la maladie. C’est-à-dire poser des filets ou bien confiner les bêtes en bâtiment, et limiter l’élevage en plein air. « L’arrêté du 8 février fait foi. Mais il est très flou, et, en fonction des interlocuteurs, on n’a pas les mêmes réponses », affirme Galileo Monnet-Martin. Cet arrêté, paru en février 2016, est censé donner les règles de biosécurité face à la grippe aviaire, mais il n’est pas jugé clair par les professionnels. La Confédération paysanne a néanmoins obtenu que le confinement des animaux en bâtiment ne s’applique pas aux élevages comptant moins de 3.200 canards.
« Un bon système est un système résilient, qui apprend des crises. Actuellement, c’est l’inverse qui prévaut »
On poursuit ainsi la logique dominante, qui est d’accroître les normes « pensées pour l’élevage industriel et qui détruisent le monde paysan », note Bastamag. Mais aucune réflexion globale sur les causes de l’épizootie (épidémie chez les animaux) ne semble menée. Alors que ces crises à répétition découragent de plus en plus d’éleveurs fermiers, la Confédération paysanne organisait samedi 20 mai un débat sur le sujet au village Emmaüs de Lescar (Pyrénées-Atlantiques). Parmi les invités, l’écologue et spécialiste des maladies infectieuses Serge Morand (chercheur au CNRS, auteur de La Prochaine Peste. Une histoire globale des maladies infectieuses). Selon lui, le confinement et les mesures sanitaires sont contreproductifs.
Il faut plutôt s’interroger sur ces bêtes qui tombent malades : « En diminuant leur diversité génétique, on a favorisé les rares virus qui y sont adaptés. On a fait de la sélection de virus », explique-t-il. Comme souvent, la productivité des canards a été préférée à leur rusticité par les sélectionneurs industriels. Le canard mulard, croisement du canard de Barbarie et d’une cane commune, constitue 95 % du marché. Réintroduire de la diversité génétique permettrait de rendre plus compliquée la contamination de l’ensemble des élevages par un seul virus. « On sait très bien que c’est la solution, mais le système actuel ne peut l’accepter. Un bon système est un système résilient, qui apprend des crises. Actuellement, c’est l’inverse qui prévaut », juge Serge Morand.

À cela, il faut ajouter la concentration des élevages et les transports incessants qui résultent de la division des tâches dans la filière. De leur naissance (en couvoir) à leur mort (abattoir), les canards passent par le démarrage (en « canetonière »), l’élevage de prêt-à-gaver, et le gavage. Avec, à la clé, autant de déplacements d’un site à l’autre.
À l’opposé de ces méthodes apparues dans les dernières décennies subsistent quelques exemples d’élevages traditionnels dits « autarciques ». Ils rassemblent sur le même site l’ensemble des étapes de la production. C’est le cas de Jean-Michel Berho, installé à Domezain. Il récupère des canards de race Kriaxera (locale et plus rustique) juste éclos (à un jour), les élève, gave, abat et transforme sur place. Les canards sont regroupés par lots (« bandes ») de 200 à 300 (contre 5.000 chez les gros éleveurs), et restent en plein air la plus grande partie du temps, au milieu des maïs. Son organisation annuelle comprend un vide sanitaire automatique entre la fin de l’hiver et le printemps. « Je n’ai pas dépensé un euro chez le vétérinaire depuis des années », affirme Jean-Michel Berho.
« Les CRS ont chargé, par deux fois, avec des grenades lacrymogènes »
Pourtant, cet hiver, lui et deux autres éleveuses autarciques du Pays basque (Marie-Laure Laxagueborde, à Barcus, et Bernadette Prébendé, à Gabat) ont failli perdre leurs volailles. En mars, des foyers de grippe aviaire ayant été détectés dans des élevages à proximité de chez eux, la préfecture leur a ordonné l’abattage. Leurs bêtes n’étant pas touchées par la maladie, ils s’y sont opposés. Un appel public à mobilisation a été lancé par leur syndicat (ELB, équivalent de la Confédération paysanne au Pays basque) et des collectifs de consommateurs, afin d’occuper les abords de leurs fermes. Lorsque les services vétérinaires sont arrivés dans les trois fermes, un vendredi matin, au même moment, ils ont à chaque fois trouvé 200 personnes sur leur route. « Ça a été courtois, ils sont venus constater que nous avions tout préparé pour l’abattage, puis sont partis », selon Jean-Michel Berho.

S’est ensuivie une série de rendez-vous avec le préfet. Les éleveurs arguaient que le décret en vigueur permet le maintien des élevages sains avec obligation d’analyses. Devant le blocage des autorités, ils ont fini par claquer la porte. Ils ont reçu l’ordre de se préparer à la venue des services d’abattage pour le lendemain, à 6 h 30 du matin. « Je ne pensais pas qu’on allait réussir à mobiliser cette fois-ci », confie Jean-Michel Berho. L’alerte a quand même circulé et le lendemain… « À 5 h 30, je sors, il y avait de la lumière, des gens étaient déjà là, c’était surréaliste », raconte Bernadette Prébendé. 200 personnes à Gabat et Domezain, 350 à Barcus, dont des élus. « Les CRS ont chargé, par deux fois, avec des grenades lacrymogènes », raconte Bernadette Prébendé. Mais personne n’a touché aux volailles.
Partie gagnée pour eux : le ministère leur a accordé de passer sous simple « surveillance ». Cela devrait tout de même coûter 20.000 € de frais d’analyses. « On était un exemple, c’est pour cela que le ministère ne voulait pas céder, selon Jean-Michel Berho. Mais, finalement, ils se sont ridiculisés, car la mayonnaise a pris de notre côté. » Symboliquement, la victoire est là. Elle pourrait marquer un précédent. « On sent une énorme cohésion entre des paysans fermiers, mais aussi des industriels, des élus, des consommateurs de tout le Sud-Ouest », témoigne Galileo Monnet-Martin.
« Une lutte de classes entre ceux qui imposent et ceux qui ne veulent plus se laisser imposer »
Isabelle Capdeville, présidente de l’association Inter-Amap Pays basque (qui soutient les trois paysans réfractaires et a lancé une caisse de soutien pour payer leurs analyses) insiste sur le combat à mener : « La grippe aviaire ou le Linky, c’est la même chose : une lutte de classes entre ceux qui imposent et ceux qui ne veulent plus se laisser imposer. » 95 % de la filière est aujourd’hui intégré à travers des coopératives géantes (Vivadour, Maïsadour, Lur Berri, etc.), qui fournissent aux éleveurs un système clé en main. « Le groupement apporte les canetons, la nourriture, les techniciens, les emprunts, et l’éleveur n’a rien à avancer », explique Galileo Monnet-Martin.

« Une vraie solution consisterait à prendre en main la reproduction des volailles sur chaque ferme ou sur un territoire plus local », considère un groupement de vétérinaires, le GIE Zone verte. « La concentration actuelle de la production de poussins et canetons est une folie qui ne peut aboutir qu’à des catastrophes. Il faut sauver la biodiversité des espèces domestiques ! » poursuivent-ils. D’où l’idée, qui émerge dans le Béarn, de créer des couvoirs fermiers collectifs, afin que chacun retrouve une indépendance dans la fourniture des canetons et leur méthode d’élevage. « Si on n’arrive pas à créer une filière alternative, du couvoir jusqu’au consommateur, on va se faire bouffer », estime M. Monnet-Martin.
Entre les éleveurs industriels qui deviennent de simples sous-traitants, et les éleveurs autarciques découragés par les réglementations, la profession souffre d’un « grand désarroi », selon Sylvie Colas, éleveuse et membre de la Confédération paysanne. « Il y aura rébellion », affirme-t-elle. Peut-être le 23 juin, jour de l’assemblée générale du Cifog. Si rien ne change, le virus, lui, reviendra l’hiver prochain assure Serge Morand.