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TribuneNature

Hommage à un hêtre solitaire et centenaire, abattu sans remords

« L’émotion patrimoniale ne doit pas se limiter aux monuments », dit l’auteur de cette tribune. Il y détaille sa tristesse causée par l’abattage d’un hêtre centenaire dans sa région, en Auvergne. L’arbre accueillait, parfois, le merle à plastron en migration et abritait la sieste réparatrice du faucheur éreinté par le dur labeur de la fenaison.

Christian Amblard est naturaliste et directeur de recherche au CNRS.


C’était un phare au milieu d’un océan de verdure. Le hêtre solitaire trônait au milieu des prairies d’altitude, près de Chananeille, aux confins du Sancy et du Cézallier, en Auvergne. Il était bien seul depuis que l’agriculteur moderne avait abattu toutes les haies du voisinage, qui formaient, pourtant, un maillage efficace et bienfaisant. Cette trame bocagère avait été construite lentement par des générations de paysans intelligents et responsables, qui avaient su planter et conserver, autour des frênes de haute futaie, d’autres essences arborescentes et arbustives.

Après une lente montée le long de la route sinueuse qui serpentait laborieusement depuis le fond de la vallée, l’apparition soudaine du hêtre majestueux sur son plateau, le fayard [1] qui pointait fièrement sa flèche vers le ciel, me ravissait en toutes saisons.

Au printemps, son feuillage vert tendre accueillait des oiseaux de passage, qui venaient se poser pour se reposer. De retour des pays chauds, immédiatement soucieux de bien se faire entendre alentour, le coucou profitait fréquemment du promontoire pour provoquer ses congénères de son chant lancinant. Quelquefois, le merle à plastron en migration faisait une halte reposante au sommet des branchages avant son échappée vers les pelouses alpines.

Au printemps, son feuillage vert tendre accueillait des oiseaux de passage qui venaient se poser pour se reposer.

L’été, l’arbre bienfaisant abritait la sieste réparatrice du faucheur éreinté par le dur labeur de la fenaison ou bien encore le troupeau de vaches écrasé par la chaleur.
Les frimas de l’automne le couvraient d’or et de cuivre et, les bonnes années, un vol de palombes en migration venait se restaurer de ses faînes si nourrissantes, avant de repartir vers des horizons lointains et plus ensoleillés. Je me souviens également que, dans mon enfance paysanne, les feuilles sèches tombées au sol de ses congénères étaient consciencieusement récoltées pour confectionner des matelas, certes peu coûteux mais quand même très bruyants…

Même l’hiver, alors que la neige recouvrait de son silence blanc le plateau désolé, c’était encore le point de rencontre des amours hivernales des renards, qui laissaient les traces de leurs courses effrénées et de leurs émotions intenses sur le manteau par ailleurs immaculé.

Si encore l’arbre avait pu pourrir lentement sur place et poursuivre ainsi la chaîne de la vie...

C’est par un matin clair d’une belle journée d’octobre que je fis la macabre découverte. L’arbre centenaire gisait au sol. L’homme à la tronçonneuse fumante et pétaradante venait de l’abattre, sans scrupules ni remords. Pour quelle raison ? Pour quel bénéfice ? Strictement aucun – l’illustration parfaite du geste aussi inutile que stupide. Si encore l’arbre avait pu pourrir lentement sur place et poursuivre ainsi la chaîne de la vie en alimentant des insectes saproxyliques [2], les recycleurs bénévoles de la vie perpétuelle. Amère destinée, comme le grand chêne, il périt lui aussi dans la cheminée… [3]

En référence à un événement dramatique récent, cet arbre, chargé d’histoires depuis des décennies, avait pour moi la valeur symbolique d’une « cathédrale ». Pourquoi en effet l’émotion patrimoniale se limiterait-elle aux monuments et, plus largement, au patrimoine bâti ? Si on peut reconstruire une cathédrale en cinq ou dix ans, il faudra toujours cent ans pour avoir un hêtre centenaire à partir de la faîne originale.

C’est ce temps long et irréversible qui fait la valeur indépassable du vivant et de la biodiversité. Cette primauté d’un vivant très fragile doit nous obliger définitivement quant à la nécessité de son impérieuse préservation.

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