Il y avait les 1000 vaches. Voici la ferme-usine des 4000 veaux

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Après la ferme-usine des 1000 vaches, celle des 4000 veaux ? C’est ce qui se dessine au cœur du Charolais, où un agriculteur prépare un centre géant de jeunes bovins destinés à l’exportation. La filière bovine soutient le projet mais militants, paysans, et riverains se mobilisent contre lui.
- Digoin (Saône-et-Loire), reportage
On pourrait prendre la construction pour un parking, une grande halle, ou encore un site de stockage logistique… Mais non, c’est un bâtiment agricole fermé d’un côté et ouvert de l’autre. Ses piliers dessinent une perspective de 320 mètres de long sur 26 mètres de large. Soit, en tout, plus de 8.000 m2, plus que la surface réglementaire moyenne d’un terrain de football. Sous le hangar, engins agricoles et bottes de paille sont entreposés. Quelques dizaines de mètres plus loin, un autre hangar abrite déjà des bovins et se contente, lui, d’une surface de 6.000 m².

Ici s’installerait la « ferme des 4.000 bovins », à Digoin (Saône-et-Loire), dans les bocages du Charolais. Plus précisément, ce seraient jusqu’à 3.910 jeunes bovins mâles — plus tout à fait veaux, pas encore taureaux — qui pourraient être parqués en même temps, en attendant d’être exportés. Récupérés auprès des éleveurs de la région, ils seraient mis en quarantaine, resteraient là environ cinq semaines, avant de repartir en camion puis par bateau. En tout, près de 30.000 bêtes pourraient transiter là chaque année. Ce projet est une première en France.
9 à 14 passages de camion par jour
Une affichette, plantée à l’entrée de la ferme et annonçant une enquête publique, a alerté les habitants du quartier attenant. Leur mobilisation a été immédiate. « Déjà aujourd’hui, en petite journée, ce sont dix à quinze camions qui passent », explique Bertrand Paire, agriculteur voisin. Il est président d’une toute nouvelle association, Bien vivre au bord de l’Arroux. Venus à une dizaine au rendez-vous avec Reporterre, ses membres racontent en cœur les nuisances qu’ils éprouvent déjà.

« J’ai acheté ma maison il y a 20 ans. Il y avait des tracteurs, des camions, mais c’était normal, raconte une riveraine. Mais maintenant, l’été, on ne peut même plus manger dehors à cause des odeurs. » La poussière et la paille envahissent en continu jardins et terrasses. Rencontrée un peu plus tard à la mairie, où se tient l’enquête publique, Patricia, dont les fenêtres donnent sur les bâtiments existants de la ferme, évoque « le bruit continuel, même la nuit ». Les passages de camion font hurler les chiens jour et nuit, les veaux crient à cause de la séparation de leur mère… « Et les mouches ! On est à la campagne, d’accord, mais quand on voit ce qu’on a déjà ! »

Bertrand et son frère Arnaud Paire, tous deux éleveurs de charolaises, s’inquiètent des risques sanitaires. « On a déjà eu des broutards [veau au pâturage] contaminés par les siens il y a quelques années », dit le second. « Une telle concentration, ça augmente les maladies. » « Et puis y’a le tas de fumier ! » poursuivent-ils. De cinq mètres de haut, il est entreposé à même le champ. « Les jus coulent dans le sol », déplore Arnaud Paire. Les frères ont aussi compté et recompté le nombre de camions qu’ajouterait la nouvelle activité. Le dossier annonce 1.500 poids lourds par an. « J’en trouve au moins 1.000 de plus », indique Arnaud Paire. « La quantité de fumier à enlever, d’aliments à apporter, le nombre de camions pour transporter les veaux sont sous-estimés », juge-t-il. Le tout étant à multiplier par deux, car chaque camion arrive puis repart, cela donne entre 9 et 14 passages en moyenne par jour.

« L’augmentation du trafic a commencé au début des années 2000 », poursuit Bertrand Paire. Quand le porteur de ce projet de ferme, Daniel Viard, a repris l’exploitation familiale. Il a dès lors fait preuve d’un grand esprit d’entreprise en montant une société de transport de matériaux et développant un négoce de paille. Son troupeau compte désormais plus de 300 vaches allaitantes (destinées à la viande) en plus de leurs veaux, qu’il « engraisse » sur place — ils sont nourris à l’étable avant de partir à l’abattoir.

Dans le dossier monté pour l’enquête publique, Daniel Viard présente son exploitation comme étant à « énergie positive ». Il a effectivement couvert ses bâtiments de panneaux photovoltaïques. Et il annonce moins de nuisances : l’activité de transport de matériaux devrait diminuer, et donc le nombre de camions. Par ailleurs, il explique vouloir aménager un nouvel accès, par l’arrière, qui éviterait les habitations. Cela fait rire ses voisins : « Il s’agit d’un chemin de terre à élargir pour faire passer des camions, alors qu’une bonne partie des terrains attenants ne lui appartiennent pas ! » expliquent les frères Paire. Le conseil municipal de la commune voisine, par laquelle passe le chemin, s’est d’ailleurs prononcé contre cet aménagement.
« Le bien-être animal n’est pas du tout évoqué »
La fédération locale des associations environnementales, la Capen 71, est aussi montée au créneau, appelant à participer à l’enquête publique (close le 22 septembre dernier), l’enjeu étant de pointer les imprécisions, oublis et erreurs du dossier présenté par Daniel Viard. Avec d’autres, l’association relève notamment le risque de pollution de la rivière voisine : les bâtiments ont été construits à moins de 35 mètres d’un cours d’eau, contrairement à ce que requiert la réglementation. De son côté, Europe Écologie-Les Verts Bourgogne relève qu’il n’y a pas d’évaluation des émissions de gaz à effet de serre, pas d’estimation des quantités nécessaires d’insecticide pour empêcher la prolifération des mouches, ou des traitements médicamenteux permettant d’éviter les propagations de maladies dans un troupeau d’animaux venant de diverses provenances. Par ailleurs, le parti écologiste estime que cette étable de type industriel détonne avec la demande en cours de classement du Pays charolais-brionnais au Patrimoine mondial de l’Unesco.

De son côté, la Confédération paysanne de Saône-et-Loire pointe la sous-estimation de la quantité de fumier ou de l’eau nécessaire à l’abreuvement des bovins. Elle s’interroge aussi sur l’espace laissé aux bêtes : une fois retirés les couloirs d’alimentation et les autres aménagements, il ne resterait plus environ que 3 m² par tête de bétail quand les deux bâtiments seraient remplis. Le personnel prévu — seulement deux salariés supplémentaires pour 4.000 bovins — lui paraît aussi insuffisant.
« Le bien-être animal n’est pas du tout évoqué », note également Agathe Gignoux, chargée de campagne au CIWF France, ONG défendant le bien-être des animaux d’élevage. « Le nombre d’animaux prévu par camion ne paraît pas réglementaire. Rien n’est indiqué au sujet des soins prodigués aux animaux avant et pendant le transport. » Une enquête de l’association a récemment montré les nombreuses souffrances des animaux pendant cette étape.
Plus largement, ce projet leur apparaît comme l’aboutissement des incohérences de la filière de la viande bovine en France. « Les génisses peuvent être élevées à l’herbe, mais les mâles, c’est plus compliqué, donc on les exporte ou on les enferme pour les engraisser, explique Anne Vonesch, du collectif Plein Air. Par ailleurs, il y a des primes à la vache allaitante, ce qui encourage les éleveurs à en avoir beaucoup. Alors qu’il vaudrait mieux les inciter à garder les animaux à l’herbe. En attendant, on produit trop de viande bovine en France. Sans exportation, la filière est foutue, elle recherche donc sans cesse des marchés. »
« En Turquie, ils ont 40.000 bovins sur un seul site ! »
La filière, d’ailleurs, se mobilise pour défendre ce projet de centre d’allotement. Coopératives agricoles, chambre d’agriculture et syndicats agricoles majoritaires de Saône-et-Loire (FDSEA et Jeunes Agriculteurs 71) se sont unis pour déposer un avis favorable auprès du commissaire-enquêteur. « Si le secteur de l’élevage charolais connaît depuis de nombreuses années une crise économique profonde, le commerce d’animaux constitue un axe de développement répondant à la fois à une tradition économique ancrée sur le territoire, mais aussi à des demandes fortes de la part de pays très intéressés par la qualité de la viande charolaise », soulignent-ils.
« Le consommateur français aime les génisses, mais pas les mâles, il faut donc trouver des marchés, explique Christian Bajard, président de la section bovine de la FDSEA 71. 4.000 bêtes, cela correspond à un bateau, cela permet d’avoir un lot de bovins présentant le même état sanitaire. » « On a besoin de ce centre, confirme Alexandre Berthet, négociant-exportateur de bovins. On s’effraie pour 4.000 têtes, mais nous avons des clients en Turquie qui ont 40.000 bovins répartis dans 7 ou 8 bâtiments sur un seul site ! »

Une belle unité qui s’effrite en coulisses. « Les broutards, c’est comme les enfants. Dans une classe, quand y’en a un qui chope des poux, au bout d’une semaine, ils en ont tous », confie un « maquignon » — négociants en bovins - à Reporterre. « Il vaut mieux faire une vingtaine de centres avec moins de bovins, cela fait vivre plus d’agriculteurs et, en cas de problème, c’est plus facile à gérer. » Un autre confirme : « Vous ne mettez pas tous vos œufs dans le même panier : quand une bête est positive à une maladie, tout le lot risque d’être recalé. Vous imaginez la perte économique si cela arrive à 4.000 têtes à la fois ? »
Un montage financier... confidentiel
D’ailleurs, le montage financier n’a pas été rendu public, mais déposé sous pli confidentiel à la préfecture de Saône-et-Loire. Seules informations : les panneaux photovoltaïques ont financé une partie des bâtiments. Mais quid du reste à charge ? Par ailleurs, il faut encore aménager le plus grand des deux — utilisé aujourd’hui comme lieu de stockage — afin qu’il puisse accueillir les bovins. Qui paiera pour cela ? Daniel Viard annonce également dans le dossier provisionner 25.000 euros pour l’aménagement du chemin de plus d’un kilomètre. La somme semble insuffisante devant l’ampleur des travaux. Autre incohérence : le fumier des veaux en quarantaine doit, selon le dossier de Daniel Viard, être récupéré par une société fabricant du compost biologique, or l’exploitation de Daniel Viard est en conventionnel. Peut-on faire du compost biologique avec du fumier d’un élevage conventionnel ? Et si non, que va-t-il advenir de ces milliers de tonnes de fumier ?

Ce personnage a également collectionné les écarts réglementaires. D’après les documents que Reporterre a pu consulter, les contrôles de son exploitation par la DDPP (direction départementale de la protection des populations) ont constaté que la ferme accueille déjà régulièrement, depuis plusieurs années, de jeunes bovins venant de l’extérieur afin de les engraisser ou de les préparer à l’export. Ils ont pu compter jusqu’à 1.600 bovins en même temps sur sa ferme. Or, une déclaration est nécessaire au-delà de 400 bêtes, et une autorisation préfectorale est nécessaire au-delà de 800. Sa demande d’autorisation est donc en fait… une régularisation, imposée par une mise en demeure des pouvoirs publics.
Par ailleurs, « il est poursuivi pour exercice illégal de la médecine vétérinaire », apprend à Reporterre Jean-Pierre Daman, membre de l’Ordre national des vétérinaires et exerçant à Paray-le-Monial. « Le procès aura lieu prochainement. Faire des mises en quarantaine demande une certaine rigueur dans les papiers. Peut-être que cette personne ne convient pas pour ce projet », s’interroge le docteur.

Reste à savoir si la préfecture partagera ces doutes. Le conseil municipal de Digoin, de son côté, a fait savoir qu’il ne soutenait pas le projet. Le temps que le commissaire-enquêteur rende son avis — uniquement consultatif — et que la préfecture de Saône-et-Loire examine à son tour le dossier, le préfet devrait se prononcer au printemps 2018.