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ReportageAgriculture

Jacques, éleveur en crise et enfoncé par les autorités

Jacques, éleveur de vaches à viande, suivait avec application un parcours dans les clous : construire une grosse ferme, emprunter à la banque, écouter les conseils de la coopérative. Mais, la crise l’a rattrapé et les ennuis familiaux se sont greffés aux soucis financiers. Plutôt que d’aider l’éleveur à sortir la tête de l’eau, le système administratif et agricole l’a enfoncé.

  • Côte-d’Or, reportage

Il en est fier, de son étable : « Je l’ai construite moi-même en 2000 et 2001. Je nettoyais la bétonnière à 23 heures », raconte Jacques [1]. Il arpente la dalle, slalome entre les barrières permettant de trier les animaux. « Elle fait 3.000 m², c’est l’une des plus grandes du département ! On a été hypervolontaires dans la mise aux normes bien-être animal, chaque vache disposait de plus de 17 m2 », assure-t-il.

Jacques est un bon élève du système agricole. Il a démarré en 1992 avec 43 vaches allaitantes et il est monté jusqu’à 260 bovins, 90 ovins et 190 hectares. Pas mal, quand on sait que le nombre moyen de vaches par exploitation dans le département de Côte-d’Or était de 74 en 2016 [2], contre seulement 53 en 2010, et qu’en parallèle, un tiers des exploitations y ont disparu en seulement six ans. « On a ça dans le sang, on veut aller toujours plus haut », explique naturellement l’agriculteur. Mais lui aussi a bien failli disparaître, emporté par cette logique de l’agrandissement. On ne peut augmenter son nombre d’hectares qu’au détriment de ses voisins…

« Ils sont venus avec dix ou quinze gendarmes, avec les fusils mitrailleurs »

Au milieu des parcelles tachetées des robes blanches des charolaises, dans les collines de Côte-d’Or, l’immense bâtiment de Jacques surplombe le village. Désormais, un étrange silence y résonne. Il n’abrite plus que le chien et un stock de foin. Son troupeau lui a été retiré les 2 et 3 mars 2017 par les services de la DDPP (direction départementale de la protection des populations). « Ils sont venus avec dix ou quinze gendarmes, avec les fusils mitrailleurs, comme pour des terroristes. Ils encerclaient tout le bâtiment », se rappelle l’éleveur.

Parcelle par parcelle, Jacques a guidé les agents de l’État afin de recenser vaches et moutons, puis de les charger dans des bétaillères. Pendant les deux jours de saisie, 157 bovins et une trentaine de moutons ont été emmenés, 5 cadavres et des ossements ont été retrouvés dans les prés, 4 bêtes ont été euthanasiées car jugées agonisantes par les services vétérinaires.

L’étable construite par Jacques.

« Les animaux étaient dans un état pitoyable, estime Frédéric Freund, directeur de l’Oaba (Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoir), présent sur les lieux. Il pouvait ne pas aller voir ses animaux pendant plusieurs jours, c’est de l’abandon. Ils lui ont été heureusement retirés. »

Un terrible tableau que Natacha, la compagne de Jacques depuis un peu plus de deux ans, tient à corriger. Oui, il s’est à un moment laissé dépasser par le travail de la ferme. Mais c’est le résultat d’une longue histoire. « Il a eu des problèmes financiers et personnels, rappelle-t-elle. À partir de là, il y avait tous les bons critères, il fallait qu’il disparaisse. Les voisins auraient été contents de se partager ses terres », estime-t-elle. « Un agriculteur du coin m’a aussi proposé de racheter mon étable à bas prix », assure Jacques.

20 à 40 % des éleveurs de bovins fragilisés dans la région

Pourtant, en l’an 2000, une belle histoire commençait. Sa petite amie de l’époque s’installait avec Jacques sur l’exploitation. Pendant ces dix premières années, ils ont refait les bâtiments, se sont développés, ont monté une bien belle ferme tandis que deux filles naissaient. « On maîtrisait », assure Jacques, tout en admettant qu’ils travaillaient énormément. « J’ai dégoûté ma compagne. »

À partir de 2011, les nuages se sont accumulés au-dessus des prés de Jacques. D’abord, les ennuis financiers. Investissements — donc la banque — à rembourser, frais vétérinaires importants pour la fragile race qu’est la charolaise, cotisations à la MSA (Mutualité sociale agricole), les factures s’entassant, les premières difficultés à les payer sont survenues. Surtout, « la plus grosse partie de ma dette est due à la coopérative Bourgogne du Sud », explique Jacques. Elle fournit l’aliment du bétail et les intrants des grandes cultures comme les engrais, les semences. Produire lui coûtait cher et, peu à peu, le montant des charges s’est dangereusement approché du montant des recettes. Une situation peu originale, puisque la région Bourgogne-Franche-Comté notait début 2018 à propos des éleveurs de bovins que, « financièrement, les exploitations sont fragilisées depuis 10 ans. 20 à 40 % d’entre elles présentent un risque élevé ou très élevé ». L’Institut de l’élevage note, de son côté, que la hausse du prix des matières premières et la modernisation des élevages leur a fait perdre en « efficacité économique ». À l’été 2014, la ferme de Jacques était placée en redressement judiciaire.

Un bâtiment de la ferme de Jacques.

En parallèle, se sont ajoutées des difficultés personnelles. Sa conjointe, sentant peut-être la tempête arriver, s’est éloignée peu à peu de l’exploitation. Elle a repris des études à Dijon, s’y rendant d’abord seule, puis avec les deux filles. La plus jeune d’entre elles, alors qu’elle n’habitait plus à la ferme depuis peu, est « tombée » d’une fenêtre. La famille est choquée. En septembre 2015, sa femme a quitté Jacques et est partie avec les enfants, loin, à Brest (Finistère). Si Jacques s’occupait déjà beaucoup de la ferme, il s’est retrouvé à la faire tourner seul, alors qu’il y avait largement du boulot pour deux.

C’est juste avant ces événements familiaux, tout début 2015, qu’ont commencé les visites de la DDPP. Les contrôles notaient que l’« administratif » et notamment les déclarations de naissance, vente ou mort des animaux — les « notifications » — étaient en retard, que l’étable est mal nettoyée, que certains actes vétérinaires n’étaient pas faits et, surtout, que le cheptel était trop important pour une personne seule. « J’arrivais pas à boucler », reconnaît Jacques.

Il s’est pourtant conformé tant qu’il pouvait à chaque injonction, appliquant les instructions de l’administration en bon élève. En revanche, il a refusé de diminuer le nombre de ses bovins. Le redressement judiciaire était en cours. « Il était hors de question de décapitaliser, justifie-t-il. Je ne pouvais pas réduire mon activité alors que je ne savais pas encore quel serait le montant de la dette et sa répartition. »

Il ne fallait qu’une goutte de plus pour qu’aux nuages noirs succède le déluge. Le « vétérinaire sanitaire », c’est-à-dire celui qui effectue tous les actes de vaccination et surveillance obligatoires indispensables à la ferme, est entré dans la ronde. Le praticien, brandissant des factures antérieures, a réclamé leur règlement avant toute nouvelle intervention de sa part. « J’étais pieds et poings liés, j’avais 35 bovins que je ne pouvais pas vendre mais que je devais nourrir avec un aliment spécial, cher, que je devais acheter à l’extérieur ! » Comment payer ses dettes quand on ne peut vendre ses animaux ? L’affaire a duré des mois, creusant encore la situation financière de la ferme. Quand les bovins concernés ont enfin été vaccinés et vendus, le vétérinaire a bloqué une autre partie du cheptel, privée de sortie au pré à la fin de l’hiver faute d’avoir des analyses de sang montrant qu’elles ne portaient pas de maladies contagieuses.

L’étable de Jacques.

Ce fut le coup de grâce. L’éleveur est tombé en dépression à l’été 2016. « J’étais anéanti, achevé, accablé. J’avais un traitement antidépresseur. Un neveu m’aidait à nourrir les animaux. Et les agents de la DDPP et de la MSA venaient régulièrement constater une personne au lit », se souvient-il. C’est à ce moment-là qu’avec Natacha, sa nouvelle compagne, ils ont demandé une aide à la MSA. « L’assistante sociale m’a répondu, un jour où elle passait ici, que Jacques n’avait droit à aucune aide, car il ne cotise pas au service de remplacement. Puis, on a eu un courriel de réponse seulement six mois plus tard, le 1er février », dit Natacha. Pas plus de réaction de la DDPP, qui connaissait pourtant l’état psychologique de l’éleveur, et a poursuivi ses contrôles. Les comptes-rendus de ceux-ci notent qu’il n’y avait pas assez de foin pour l’hiver, ou que celui-ci était de mauvaise qualité, ou encore que certaines vaches n’avaient pas d’eau dans leur pâture, qu’un veau semblait abandonné dans une stabule, etc.

Natacha dénonce un excès de zèle : « Ils disaient que le foin avait deux ans alors qu’on l’avait fait dix jours auparavant, le veau était isolé car il était malade, dans la pâture le point d’eau était une source dans un sous-bois qu’ils n’avaient pas vue… » La tension a grandi entre Jacques et la DDPP. L’éleveur, qui avait repris des forces à partir de septembre 2016, ne supportait plus la contrôleuse chargée de son dossier. Natacha a demandé à ce qu’elle soit remplacée afin d’apaiser la situation. Réponse négative.

 « Ils avaient décidé qu’il fallait que Jacques se pète la gueule »

Les animaux, eux, ont effectivement souffert de la dépression de Jacques et des conséquences des décisions du vétérinaire. Les vaches qui n’ont pas pu sortir pour profiter de l’herbe grasse du printemps sont restées maigrichonnes. Quinze bovins sont morts pendant l’hiver. Un contrôle de la DDPP, le 30 janvier 2017, a constaté des retards de croissance, des ossements dans deux prés. Jacques n’a pas déclaré certains animaux morts, de peur de faire revenir les contrôleurs. C’est ce jour-là que, à bout, il a lancé un gant de plastique sur la contrôleuse. « C’était un gant à usage unique, il ne pesait que 9 grammes et ne l’a même pas atteinte ! dit Jacques. Tu subis sans cesse des provocations, comment tu réagis ? »

La menace de la DDPP, qui planait depuis l’automne, a été mise à exécution : elle décide de saisir le cheptel. En tout, les agents de l’administration seront venus une dizaine de fois à la ferme. Eux, le vétérinaire, les voisins… « Ils avaient décidé qu’il fallait que Jacques se pète la gueule », soupçonne Natacha.

Des terres de l’exploitation de Jacques.

L’éleveur est désormais poursuivi pour abandon d’animaux, privation de soins, n’avoir pas signalé et fait enlever les cadavres d’animaux, etc. Son procès devait avoir lieu le 27 septembre 2018 mais a été reporté au 15 janvier 2019. « Comment veux-tu que le juge comprenne un schmilblick pareil ? » s’interroge Jacques. « L’important, maintenant, c’est qu’il garde le droit d’être éleveur », espère Natacha.

Ironie de l’histoire, Jacques a connu Jérôme Laronze, le paysan tué de trois balles tirées par un gendarme le 20 mai 2017, soit un peu plus de deux mois après la saisie du troupeau de Jacques. « Cela m’a touché, je me suis reconnu », lâche ce dernier. Jérôme Laronze avait lui aussi multiplié les démêlés avec la DDPP, et était poursuivi par les gendarmes depuis qu’il s’était enfui, lors, justement, d’une visite des contrôleurs en vue de la saisie de son cheptel. « Pour Jacques comme pour Jérôme, alors qu’ils étaient en détresse psychologique, l’administration a continué de les couler, et les éleveurs — notamment les voisins — ne se sont pas mobilisés pour les aider », dénonce Marie-Noëlle Laronze, sœur du second, et présente pour soutenir Jacques le jour de son procès. « Je suis là pour dire stop aux machines infernales des contrôles. Je suis pour le bien-être animal, bien sûr, mais il faudrait aussi qu’on se préoccupe de celui des éleveurs. »

Jacques, lui, a pour l’instant renoncé à avoir ses propres bovins. Il se contente d’accueillir dans ses prairies les vaches d’autres éleveurs. « Je ne veux plus gérer la reproduction, plus pratiquer l’élevage comme avant », conclut-il.

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