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John Kerry : « Négocier l’“american way of life” ? C’est une fausse question »

John Kerry, envoyé spécial pour le climat de l’administration de Joe Biden, à Paris, le 24 mars 2022.

Séquestration du carbone, batteries sans minerais critiques, carburants verts... John Kerry est l’envoyé spécial pour le climat du président Joe Biden. Face au réchauffement climatique, les États-Unis misent sur les technologies plutôt que sur un changement de l’« american way of life ». Entretien.

Dans la bibliothèque feutrée de l’ambassade des États-Unis à Paris, John Kerry, l’envoyé spécial pour le climat du président étasunien Joe Biden, a répondu le 24 mars aux questions de Reporterre sur la politique des États-Unis contre le changement climatique.



Reporterre — La guerre contre l’Ukraine pourrait-elle compromettre nos ambitions de lutte contre le changement climatique ?

John Kerry — C’est un réel défi. J’espère que la guerre ne ralentira pas nos efforts, mais plutôt les accélérera. L’urgence est de ne plus être prisonnier du gaz de Vladimir Poutine. C’est primordial, pour vous, en Europe. Nous étions très clairement opposés au gazoduc Nord Stream 2 [entre la Russie et l’Allemagne], parce que nous savions que la dépendance pouvait se retourner contre vous. C’est exactement ce qui se passe. La vraie sécurité énergétique ne peut provenir qu’avec de l’énergie produite sur son propre sol. En Europe, vous pouvez partager votre énergie sur différents axes. Je pense qu’il est important d’utiliser les capacités régionales pour équilibrer le réseau. Mais c’est un vrai défi, car les chaînes d’approvisionnement et les économies ont déjà été affectées.


Au cours de l’année passée, le nombre de nouveaux forages pétroliers et gaziers a énormément augmenté aux États-Unis. Comment inverser cette tendance ?

Nous avons commencé à mettre en œuvre notre plan pour inverser cette tendance, puis la guerre a débuté. Le problème est que nous devons compenser ce qui vient de Russie. J’ai été clair : quoi que nous fassions avec le gaz, le pétrole ou le charbon en Europe ou ailleurs, cela doit permettre de réduire les émissions. Si vous échangez du charbon par du gaz, vous obtenez immédiatement une réduction de 50 %.

Les scientifiques sont explicites : entre aujourd’hui et 2030, nous devons réduire nos émissions de 45 %. Si nous continuons à utiliser ces sources d’énergie, il faudra ensuite capturer les émissions de carbone. Sinon, nous n’atteindrons pas nos objectifs à long terme. 

« Nous essayons de devenir aussi “carbone efficace” que possible. » © Mathieu Génon/Reporterre

Pensez-vous réellement que la capture du carbone soit une option ?

C’est une réelle option. En Californie, j’ai vu de jeunes entreprises qui inventent de nouvelles technologies. Je pense que les choses vont se développer très rapidement. Est-ce plus cher ? Oui, sûrement. Mais nous devons prévoir le financement adéquat pour construire les infrastructures nécessaires pour la capture et le stockage du carbone. Nous devons également attribuer un prix au carbone dans nos économies. Avec le temps, les avantages deviendront évidents : il y aura par exemple moins de problèmes de santé liés à la qualité de l’air ou à la chaleur. Chaque année, 10 millions de personnes meurent à cause de la mauvaise qualité de l’air, et 5 millions des chaleurs extrêmes. 

« Si une entreprise pétrolière peut montrer qu’elle a une empreinte carbone de zéro, elle pourra continuer à produire »


Avez-vous un calendrier pour l’arrêt de l’extraction du pétrole ?

Notre objectif est d’atteindre une économie zéro carbone d’ici 2050. Si une entreprise pétrolière peut montrer qu’elle a une empreinte carbone de zéro, elle pourra continuer à produire. Le problème du pétrole est sa combustion et les émissions. Si celles-ci sont capturées, le problème est résolu. 

« La meilleure technologie disponible actuellement pour limiter les émissions, c’est l’éolien et le solaire » © Mathieu Génon/Reporterre

Cette technologie de capture du carbone n’existe pas. Nous devons donc aller plus loin ?

Non, cette technologie n’existe pas. Et c’est vrai, nous devons avancer significativement plus vite. Nous ne pouvons pas attendre dix ans. Nous devons déployer d’autres technologies dès aujourd’hui. Et la meilleure disponible actuellement pour limiter les émissions, c’est l’éolien et le solaire.

20 % de la production électrique des États-Unis est nucléaire. Allez-vous poursuivre son développement ? 

Nous examinons les nouveaux modèles pour voir s’ils peuvent atteindre nos standards en matière de prolifération, de sécurité, de déchets et d’accessibilité économique. Cela n’a pas encore été déterminé. Bill Gates [le fondateur de Microsoft] travaille sur un prototype dans le Wyoming. Il en existe un autre dans l’Idaho. Un certain nombre d’institutions, comme le MIT [1], envisagent de nouveaux appareils nucléaires… Nous considérons le nucléaire comme faisant partie de l’éventail actuel des choix. Nous regardons aussi de très près les SMR, ces petits réacteurs modulaires. Il existe une réelle possibilité que des secteurs importants de notre économie soient alimentés par ceux-ci, en différents endroits. Nous allons voir comment le marché les développe.

Négocier l’american way of life ? « Je pense que c’est une fausse question. C’est faux de dire aux gens qu’ils devront abandonner leur vie. Il faut la changer, pas l’abandonner. » © Mathieu Génon/Reporterre

Durant la COP26, le secrétaire général des Nations unies António Guterres a dit : « Les promesses sonnent creux quand l’industrie des énergies fossiles continue de recevoir des milliers de milliards de subventions. » Comment convaincre les pays du monde d’arrêter de soutenir cette industrie ?

En parlant avec chacun, à chaque réunion internationale. Nous sommes favorables à l’arrêt des subventions. 2 500 milliards de dollars ont ainsi été versés à ces entreprises ces cinq dernières années. 440 milliards en 2021. C’est fou de subventionner le problème ! Aux États-Unis, le président Biden veut changer cela. Mais c’est le Congrès qui en décide. Il y aura des élections en novembre, cela changera peut-être. 

Selon Georges Bush Senior, en 1992, « le mode de vie à l’américaine n’est pas négociable ». L’est-il aujourd’hui, à l’heure du réchauffement climatique ?

Je pense que c’est une fausse question. C’est faux de dire aux gens qu’ils devront abandonner leur vie. Il faut la changer, pas l’abandonner. La question est quels produits utilisez-vous et achetez-vous ? La lessive pour votre machine à laver est-elle durable ? Votre machine à laver est-elle alimentée avec de l’électricité issue des renouvelables ? Nous pourrons toujours laver et avoir une machine. Nous pourrons continuer à faire des choses. Mais nous devons passer à l’électrique.


Ne pensez-vous pas que nous devrions diminuer notre consommation d’objets ?

Nous devons rendre la vie soutenable. Cela prendra du temps, mais les produits deviendront plus soutenables et 100 % recyclables. Pour que le plastique ne se retrouve plus dans l’océan et pollue différents endroits, nous devons construire une économie circulaire.

Nous nous sommes engagés à réduire nos émissions de 50 à 52 % d’ici 2030. Nous le ferons grâce à la transformation du secteur de l’énergie, en effectuant d’importants changements dans les transports, dans les bâtiments pour qu’ils soient construits sur des standards plus élevés pour le climat, avec une meilleure efficacité énergétique. Nous explorons l’acier vert, le ciment vert. Nous recherchons également des carburants soutenables pour l’aviation. Nous travaillons sur l’ensemble de la chaîne de produits alimentaires. Nous essayons de devenir aussi « carbone efficace » que possible et de réduire nos émissions au maximum.

« En 2035, notre secteur énergétique sera zéro carbone et 100 % des véhicules seront électriques. » © Mathieu Génon/Reporterre

17,5 millions de voitures sont achetées chaque année aux États-Unis. Pensez-vous que nous pourrons simplement les remplacer par des électriques ?

Ford et General Motors ont prévu de ne plus vendre de voitures à combustion d’ici 2035. En 2030, 50 % des voitures qui seront vendues aux États-Unis seront électriques. Nous avons déjà tellement de demandes pour l’électrique qu’il faut attendre trois ans pour que soit livrée une voiture électrique. Nous devons maintenant monter en puissance dans la production.

Le président Joe Biden a donné cet objectif : en 2035, notre secteur énergétique sera zéro carbone et 100 % des véhicules seront électriques. C’est notre but, nous travaillons pour y arriver.


Les métaux nécessaires à la fabrication des batteries vont toutefois se raréfier…

Peut-être. Pour être capables de produire les batteries aujourd’hui, nous dépendons du cobalt, du lithium, des terres rares. C’est un problème à résoudre, et de nombreuses technologies sont à l’étude pour ne plus en être dépendants.


Faut-il plus de recherches ?

Il faut de plus en plus de développement. Il y en a beaucoup en cours, et ils peuvent changer l’équation. Je ne peux pas vous dire aujourd’hui exactement où ça marchera, mais je sais qu’il y a une grande quantité de R&D [recherche et développement] et de capitaux pour développer ces alternatives.


Quid des États qui n’ont pas les moyens d’enclencher ces changements ?

Vingt pays produisent 80 % des émissions. Ces États doivent aider les autres, en leur fournissant des technologies, des financements, une assistance technique. Nous devons aider ces pays qui n’ont pas créé ces problèmes et qui, pourtant, en sont victimes.


La Chine se présente comme le pays le plus volontariste dans la lutte contre le changement climatique. Est-ce crédible ? 

La Chine a fait des avancées. Elle est le plus grand producteur au monde de renouvelables : panneaux solaires, éoliennes. Elle a également avancé pour réduire certaines émissions. Mais la Chine est malheureusement très dépendante du charbon. Et elle a le plus haut niveau de pollution au monde. Je ne souhaite pas la pointer du doigt ni la blâmer. Mais la Chine doit réduire ses émissions. Elle a déclaré qu’elle allait atteindre un pic d’émissions, au plus tard en 2030. Nous espérons qu’elle pourra les réduire plus tôt. La Chine fait de bonnes choses, mais elle doit faire plus, tout comme nous devons faire plus.

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