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Énergie

« L’Agence internationale de l’énergie appelle à cesser d’investir dans les énergies fossiles »

Pour la première fois, l’influente Agence internationale de l’énergie affirme, dans un rapport, qu’il faut arrêter d’investir dans les nouveaux projets d’énergies fossiles. Cette requête « très forte », selon Paul Schreiber de l’ONG Reclaim Finance, concerne les entreprises comme les États, eux aussi producteurs d’énergies sales.

Chaque année, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) publie un rapport détaillant un certain nombre d’hypothèses d’évolution du secteur mondial de l’énergie. Jusqu’ici, ce document n’incluait pas de scénario « zéro émission nette » d’ici à 2050 – quand bien même cet objectif est celui de l’Accord de Paris sur le climat, et que des ONG le demandaient depuis des années.

L’AIE rattrape enfin son retard : mardi 18 mai, l’organisation a publié un rapport intitulé « Net Zero by 2050 : a roadmap for the global energy system » (« zéro émission nette : une feuille de route pour le système énergétique global »). Ses conclusions sont « historiques », jugent associations et bureaux d’étude. Pour la première fois, l’agence la plus influente du secteur de l’énergie affirme qu’il ne faut plus investir dans de nouveaux projets d’énergies fossiles.

Explications avec Paul Schreiber, chargé de campagne régulation des acteurs financiers pour l’ONG Reclaim Finance. [1]

Reporterre — Quels enseignements principaux tirez-vous de ce nouveau rapport ?

Paul Schreiber — Le point extrêmement positif de ce scénario, c’est la reconnaissance par l’AIE, très influente, qu’il faut mettre fin aux investissements dans l’approvisionnement d’énergie fossile. Il ne peut plus y avoir d’investissements dans l’exploration de nouveaux projets, ou l’augmentation des capacités de ces entreprises.

C’est très fort car lorsqu’on regarde aujourd’hui les stratégies des compagnies pétrolières, on constate qu’elles sont encore sur des trajectoires de croissance de la production. Avec cette reconnaissance de l’AIE – que les ONG demandaient depuis un certain nombre d’années – cela va être très difficile pour les entreprises pétrolières et pour leurs investisseurs de justifier une « trajectoire 1.5 °C » avec de nouveaux projets d’exploitation et une augmentation des capacités actuelles.


Vous vous opposez aussi à certaines conclusions de ce scénario. Lesquelles ?

Le premier problème, c’est le pari fait par l’AIE sur le déploiement d’une technologie qui est aujourd’hui assez incertaine : la capture de CO2. Différents types sont mentionnés, la « capture et stockage de CO2 » (CCS) et la « capture et stockage utilisation de CO2 » (CCUS). Ces solutions technologiques captent directement le CO2sur une centrale à gaz ou à charbon, par exemple.

La conséquence de cette hypothèse de déploiement massif de CCS ou CCUS serait le prolongement des capacités de centrales à gaz et à charbon. Il s’agit là pour l’AIE, et c’est un point écrit noir sur blanc dans son scénario, de minimiser le risque d’actifs échoués (la perte de valeur partielle ou totale des actifs) [2]. Au lieu de fermer les centrales fossiles, elles seraient converties pour capter et stocker du CO2.

Devant la raffinerie Total à Grandpuits, en Seine-et-Marne. © NnoMan Cadoret / Reporterre

Le scénario prévoit, d’ici 2030 , une croissance de ces dispositifs de stockage équivalente à 4 000 %. Pourtant, l’AIE dit elle-même dans son rapport que 55 % des technologies de capture de CO2 prévues ne sont pas prouvées. [3]



Quel second problème identifiez-vous ?

Nous regrettons aussi le recours à la biomasse [4]. Dans ce scénario, en 2050, elle représenterait à peu près 20 % de la production d’énergie au niveau mondial. C’est vraiment beaucoup, dans la mesure où 55 % de cette production-là proviendrait de la biomasse forestière. On sait aujourd’hui que l’impact carbone de la biomasse forestière [5] peut être supérieur à celui du charbon dans certains cas. Donc une dépendance très forte à cette source d’énergie pose problème.

D’autant plus que dans ce scénario, la biomasse est utilisée pour plein de choses : capturer du CO2, approvisionner les centrales, produire des biocarburants... La multiplicité d’utilisations rend complexe l’idée de concilier ces différents usages. L’AIE déclare que la surface nécessaire pour produire de la biomasse devrait augmenter de 80 millions d’hectares pour atteindre 410 millions d’hectares (elle est de 330 millions d’hectares aujourd’hui). Cette surface représente à peu près un quart de la surface totale des terres arables. Or les problèmes de durabilité ne sont pas du tout mentionnés dans le rapport.

Les choix qui ont été faits par l’AIE sont des choix politiques qui sélectionnent un certain nombre d’hypothèses dans l’éventail de celles disponibles. Leur décision a été de privilégier des hypothèses qui sont aujourd’hui très peu prouvées et potentiellement dangereuses, pour minimiser les pertes de valeur de certaines entreprises.

Une centrale à biomasse en Allemagne.



Quelles conséquences ce nouveau rapport pourrait-il avoir sur les entreprises et les États ?

La priorité, c’est d’arrêter tous les nouveaux investissements, on le dira jamais assez. C’est le premier enseignement de ce scénario, et c’est la conséquence directe que ça devrait avoir chez les entreprises et les investisseurs. Cela ne sera pas immédiat... mais c’est ce que ça devrait générer.

L’enseignement devrait être le même pour les États. Un certain nombre sont de grands producteurs d’énergies fossiles, via des entreprises étatiques. Ils devront en tirer les conséquences. De la même manière, d’autres États qui ne sont pas forcément producteurs soutiennent financièrement les énergies fossiles, notamment via des garanties à l’exportation. Il faut mettre fin définitivement à ces soutiens publics au développement des énergies fossiles.

Pour les entreprises comme les investisseurs et les États, il s’agit de prendre en compte dans leur stratégie l’impératif plus global de sortie complète des énergies fossiles. Il s’agit aussi de commencer à réfléchir non pas à la manière de conserver les actifs le plus longtemps possible, mais à la façon d’être plus performants dans un nouveau paradigme qui fonctionnerait grâce aux énergies renouvelables, avec des énergies décarbonées, et pas bas carbone.

  • Propos recueillis par Justine Guitton-Boussion

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