Total se veut écolo… en misant sur les énergies fossiles

Total ambitionne de devenir l’une des grandes « supermajors de l’énergie verte », mais sa stratégie laisse une place importante aux énergies fossiles. Le géant veut produire plus d’énergie et plus de gaz, sans pour autant abandonner le pétrole.
[Total, le premier pollueur de France 3/5] Total présentera, le 28 mai prochain, une résolution sur le climat à ses actionnaires. Enquête sur la stratégie pas vraiment verte d’une compagnie qui émet autant de CO2 que toute la France.
• Volet 1 : Stockage de CO2 : les manœuvres de Total
• Volet 2 : Face à la fronde d’actionnaires, Total dégaine sa « stratégie verte »
• Volet 4 : Les six projets les plus climaticides de Total
• Volet 5 : Total distribue des milliards aux actionnaires plutôt que de s’occuper du climat
Total est l’entreprise française la plus émettrice de gaz à effet de serre. Ses activités pesaient, en 2019, près de 450 millions de tonnes de CO2 équivalent, soit autant que les émissions de la France. C’est pourquoi sa stratégie énergétique, au regard des enjeux climatiques et des objectifs de l’Accord de Paris, adopté en 2015, mérite la plus grande attention.
Le 28 mai prochain, lors de son assemblée générale, la major pétrolière proposera à ses actionnaires « d’approuver » sa transformation en une compagnie « multi-énergies », qui s’engage « dans la transition énergétique ». Son conseil d’administration présentera une résolution « pour vote consultatif » sur l’ambition de la société en matière de transition énergétique vers la neutralité carbone.
Comme Reporterre l’a montré dans le deuxième volet de son enquête, cette résolution est décriée par la société civile et par une partie des actionnaires, qui envisageaient d’en déposer une plus ambitieuse. La résolution de la compagnie s’appuie sur la stratégie présentée à ses investisseurs en septembre 2020. Les objectifs qu’elle dresse dessinent le bouquet énergétique de Total pour demain. Lui permettront-ils de devenir écologique ? Non, même si Patrick Pouyanné, le PDG de Total, a affirmé fin mars à L’Express que son entreprise « sera dans le top 5 mondial des supermajors de l’énergie verte » et que « sans Total, la transition énergétique risque d’attendre longtemps ».
Non, car l’entreprise s’enferre dans les énergies fossiles et prévoit d’en augmenter sa production de 15 % d’ici à 2030. Voici en cinq points l’analyse de la stratégie de Total.
1. Total veut produire toujours plus d’énergie
Premier constat : la major n’imagine pas la décroissance énergétique, et anticipe au contraire une demande accrue. « Dans les pays émergents, croissance de la population et aspiration à un niveau de vie plus élevé entraînent une augmentation de la demande en énergie malgré des gains d’efficacité énergétique », indique par courriel à Reporterre un porte-parole de la compagnie.
Cette assertion est « une évidence, estime Francis Perrin, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), joint par Reporterre. Avec 2 milliards d’êtres humains en plus, et le développement économique de la Chine ou de l’Inde, il paraîtrait étonnant que le monde consomme moins d’énergie ». C’est pourtant l’hypothèse sur laquelle l’Agence internationale de l’énergie (AIE) appuie son scénario le plus ambitieux, le scénario de développement durable (SDS) : une consommation d’énergie stable, une part croissante d’électricité et beaucoup d’efficacité énergétique, afin de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C comme le spécifie l’Accord de Paris.
L’analyse de l’AIE est partagée par Stéphane His, consultant indépendant dans le secteur de l’énergie : « Il n’y a pas de scénario à 1,5 °C sans une chute importante de la consommation mondiale d’énergie. »
Total assure vouloir atteindre la neutralité carbone pour son entreprise, soit zéro émission nette, d’ici à 2050. Dans moins de trente ans. Mais comment ? Total veut agir sur ses émissions « directes » (appelés dans le jargon des experts des bilans carbone « scope 1 et 2 »). Il s’agit des gaz à effet de serre liés à ses processus de production : extraction, usines, transport des carburants, bureaux. Soit 41,5 millions de tonnes en 2019 (moins de 10 % de ses émissions totales). Pour y remédier, Total projette d’électrifier ses processus et de réduire le torchage, qui est l’action de brûler par des torchères des rejets de gaz fossiles à différentes étapes de l’exploitation du pétrole et du gaz naturel.

Mais alors que les entreprises affichant une ambition minimale réduisent leurs émissions maisons en interne, Total projette d’avoir recours à la compensation pour un tiers de son objectif scope 1 et 2. C’est une seconde liberté prise avec la réalité de la transition. La compensation [1] est un outil qui doit être réservé aux émissions incompressibles.
Par ailleurs, un enjeu crucial concerne les émissions liées à l’utilisation de ses produits par ses clients (scope 3). Soit 410 millions de tonnes de CO2 équivalent en 2019. Auprès de Reporterre, Total se défausse sur les consommateurs : « L’énergie est une matière première et pour ce type de biens, c’est la demande qui crée l’offre, et non l’inverse. Total ne fabrique ni avion, ni voiture, ni ciment et ne veut pas décider si un véhicule ou un avion va utiliser de l’essence, de l’électricité ou de l’hydrogène. »
« Le lien entre offre et demande est très ténu, réagit Stéphane His. Il n’y a pas de demande si le prix de l’offre est trop élevé. Total a une part de responsabilité et sa défausse fait penser aux producteurs d’armes qui expliquent que ce ne sont pas eux qui appuient sur la gâchette. »
Pour réduire ses émissions, Total ambitionne de réduire de 60 % « l’intensité carbone » des produits énergétiques utilisés par ses clients d’ici 2050. C’est-à-dire que chaque baril vendu devra être 60 % plus propre et moins émetteur en gaz à effet de serre. Pour y parvenir, l’entreprise pétrolière augmente la part de gaz et d’électricité dans son mix énergétique. « Même si l’énergie vendue est plus propre, si Total vend toujours plus d’énergie, ses émissions augmenteront toujours en absolu, dit à Reporterre Stéphane His. Ce ne sera donc probablement pas suffisant pour respecter les objectifs climatiques que les pays signataires de l’Accord de Paris se sont fixés. »
Et c’est la troisième fantaisie du pétrolier : ne donner aucun chiffre en valeur absolue pour son objectif 2030, mais un ratio. Soit un recul de 15 % de son intensité carbone. Ce qui suppose aussi que « la majorité de la baisse se fera quand il sera trop tard », soulignent les ONG Reclaim Finance et Greenpeace France dans leur rapport « Total fait du sale ».

2. Total n’abandonne pas le pétrole
Pour fournir toujours « plus d’énergie à tous », Total ne compte pas se passer des énergies fossiles. Le géant pétrolier n’anticipe pas de baisse de la demande d’hydrocarbures avant 2030. « Les énergies fossiles représentent 90 % du mix énergétique mondial aujourd’hui. On ne va pas faire disparaître tout ça d’un coup de baguette magique. […] Tout ça va prendre du temps », justifiait le PDG de Total, Patrick Pouyanné, en janvier 2020, lors d’une conférence organisée par la principale place boursière européenne, Euronext, à Paris.
La major continue d’investir massivement dans le développement de nouveaux projets d’énergies fossiles. Entre 2015 et 2020, plus de 90 % de ses dépenses d’investissements ont été orientées vers les énergies brunes, et elle prévoit de réserver près de 80 % des investissements qui seront réalisés entre 2026 et 2030 à la production de gaz et de pétrole, comme le précise sa stratégie Outlook 2020.
Elle enchaîne d’ailleurs les découvertes d’hydrocarbures au large du Suriname. Début avril 2021, Total et ses partenaires en Tanzanie et en Ouganda ont aussi signé les accords définitifs nécessaires au lancement des projets pétroliers amont de Tilenga et Kingfisher en Ouganda et la construction de l’oléoduc chauffé East African Crude Oil Pipeline (EACOP), s’étalant sur 1 443 kilomètres entre la raffinerie de Hoima en Ouganda jusqu’au port de Tanga, en Tanzanie.

La major reste « très fière de produire du pétrole », comme l’a dit M. Pouyanné lors de l’International Petroleum Week, mais elle anticipe toutefois un « plateau de demande après 2030, puis [un] déclin ». Elle imagine ramener à 35 % la part des produits pétroliers dans les ventes d’énergie de Total en 2030, contre 66 % en 2015. Elle détient encore des participations dans le schiste et dans les sables bitumineux, mais s’est engagée à n’approuver aucun nouveau projet d’augmentation de capacités sur ses actifs de sables bitumineux canadiens.
« Total n’a jamais dit qu’elle allait mettre le pétrole à la poubelle, on ne peut pas leur reprocher d’être hypocrites, dit Francis Perrin, de l’Iris. Avec les autres majors européennes, le groupe s’est engagé à être plus sélectif, d’abord sur les coûts, puisque les prix du pétrole s’effondrent souvent, mais aussi sur l’aspect environnemental, en s’éloignant des projets non conventionnels. »
3. Total est de plus en plus accro au gaz
Contrairement à la major britannique BP, qui prévoit de réduire sa production d’hydrocarbures de 27 % entre 2019 et 2030, Total mise sur une augmentation de sa production d’énergies fossiles. En tournant principalement son mix vers le gaz, « pilier » de sa stratégie. Il « pourrait représenter près de 60 % de notre production d’hydrocarbures en 2035 », précise Total.
En 2021, elle prévoit de consacrer 15 à 20 % de ses 12 milliards de dollars d’investissement au gaz naturel liquéfié (GNL), selon son dernier rapport d’activité. Ses ventes de GNL devraient atteindre 50 millions de tonnes par an d’ici 2025, et doubler entre 2020 et 2030. Deux projets phares incarnent cette volonté : l’Arctic LNG 2, une immense usine de liquéfaction qui permettra d’exporter du gaz naturel russe vers l’Europe et l’Asie, et le Mozambique LNG, actuellement suspendu pour cause de « force majeure » après une attaque djihadiste.
« Comme les autres majors européennes, Total ne fait pas le pari du gaz à cause de ses vertus, mais par pur pragmatisme, estime Stéphane His. Dans les années 2000, elles n’ont pas trouvé assez de pétrole, alors le gaz est apparu comme une évidence pour renouveler leur business model. » En janvier 2021, le président de la Banque européenne d’investissement (BEI), Werner Hoyer, a déclaré que « pour le dire gentiment, le gaz, c’est fini. Et il s’agit d’une grave rupture avec le passé. Sans la fin de l’utilisation des combustibles fossiles, nous ne serons pas en mesure d’atteindre les objectifs climatiques ». Total n’avance pas en ce sens.
En continuant d’investir dans le pétrole et en se jetant sur le gaz, l’entreprise pétrolière compromet en tout cas les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat : « Total prévoit d’augmenter sa production de gaz et de pétrole d’environ 15 % en termes énergétiques, alors qu’elle devrait baisser d’environ 8 % pour limiter la hausse des températures en dessous des 2 °C », jugeait, dans une note publiée en novembre dernier, le cabinet de conseil Carbone 4, spécialisé dans la stratégie bas carbone et l’adaptation au changement climatique.
4. La major étend ses capacités électriques
Poussé par l’effondrement des prix du baril Brent, rendant les projets d’exploration et de production de moins en moins rentables, Total veut se présenter comme une future major de l’électricité et des énergies renouvelables. Et noie discrètement un poisson fossile : dans les présentations officielles du groupe, comme son rapport d’activité ou ses échanges avec Reporterre, les renouvelables et l’électricité se retrouvent dans le même panier. Ce qui permet au groupe de mélanger gaz et renouvelables.
Cette activité « électricité » est présentée comme celle du futur ; Total s’enorgueillit de lui consacrer désormais 20 % de ses investissements. Or selon son document de référence 20-F — qui comprend les informations les plus complètes sur la société selon la réglementation boursière — cette branche est avant tout une branche d’hydrocarbures. En 2020, elle a produit 14 térawatts-heures (TWh) d’électricité, dont 62 % à partir de gaz naturel. Et seulement 28 % de solaire et d’éolien.
« Les énergies renouvelables ne représentent qu’une goutte d’eau dans un océan d’énergies fossiles. »
Certes, le géant pétrolier a commencé à accroître ses capacités renouvelables à partir de 2011 en s’offrant 60 % de SunPower, un fabricant californien de panneaux et centrales solaires. Depuis, il a investi dans l’éolien, les batteries, ainsi que dans les réseaux urbains de recharge électrique 100 % renouvelable. Et entre 2019 et 2020, sa capacité brute de génération électrique renouvelable a atteint 7 gigawatts (GW) après l’acquisition en Inde de 50 % d’un portefeuille de 3 GW au groupe Adani. Total vise 35 GW d’électricité d’origine renouvelable en 2025, puis 100 GW à horizon 2030.
« Cette hausse fulgurante dans les énergies renouvelables reste toutefois à relativiser », tempèrent les ONG Reclaim Finance et Greenpeace France dans leur rapport « Total fait du sale ». Les résultats du quatrième trimestre 2020 et de l’année 2020 permettent en effet de calculer que Total a produit 1 unité d’énergies renouvelables pour 447 unités d’hydrocarbures [2].

« Total cherche à se présenter comme un groupe “multi-énergies”, mais à l’échelle de l’entreprise, les énergies renouvelables ne représentent qu’une goutte d’eau dans un océan d’énergies fossiles », dit à Reporterre Lucie Pinson, directrice de Reclaim Finance.
« Plusieurs sociétés font mieux que Total, comme l’Espagnole Iberdrola », remarque Stéphane His. La Danoise Ørsted, elle, a totalement abandonné le pétrole en 2018, pour devenir un leader mondial de l’éolien en mer.
5. Total se repose sur la séquestration du carbone et les « nature-based solutions »
Total en convient dans son rapport d’activité, le gaz et l’électricité renouvelables ne lui permettront pas d’atteindre la neutralité carbone. La major juge la séquestration du carbone (le stockage à long terme de carbone hors de l’atmosphère) et les nature-based solutions (l’afforestation ou la préservation des forêts) « nécessaires ». Elle investit chaque année plus de 200 millions de dollars pour financer des projets de ce type.
Le groupe vise une capacité durable de séquestration d’au moins 5 millions de tonnes de CO2 par an d’ici 2030. Pour cela, il a créé en juin 2019 une nouvelle unité, la Total Nature Based Solutions (NBS), dotée d’un budget annuel d’investissement de 100 millions de dollars pour « financer, développer et gérer des opérations de séquestration du carbone ou de réduction des émissions de GES ». « Plusieurs projets d’agroforesterie en Australie, en Amérique du Sud et en Afrique sont sur le point d’être lancés ou sont en cours de négociation avec les partenaires », affirme également Total. La major va notamment planter une forêt de près de 40 000 hectares sur les plateaux Batéké, en République du Congo. Mais comme le montre l’enquête de Mediapart à ce sujet, même si la multinationale atteignait son objectif affiché de 5 millions de tonnes de CO2 séquestrées chaque année en 2030, elle n’arriverait qu’à compenser 1 % des émissions annuelles du groupe à leur rythme actuel.
« Ce n’est pas la panacée, la séquestration du carbone est compliquée techniquement et n’est pas gratuite, concède Francis Perrin, de l’Iris. Mais si nous ne déployons pas la séquestration carbone et les nature-based solutions dans la stratégie mondiale, je ne vois pas comment nous atteindrons les objectifs climatiques que le monde s’est fixés. Les majors comme Total doivent évidemment apporter leur contribution. »
« Ces projets seront forcément limités en qualité et quantité, constate Stéphane His. Cela fait plus de vingt ans qu’on parle de CCS [captage et stockage de CO2], et aujourd’hui il n’y a que très peu de réalisations avec une vingtaine d’unités en opération. Le potentiel de développement de ces solutions est autant limité que leurs bénéfices sont contestés, car le CO2 est souvent utilisé pour produire plus de pétrole dans des champs en fin de vie. Les énergies renouvelables sont bien moins chères. »
Selon Lucie Pinson de Reclaim Finance, le stockage du carbone permet à Total de rester « campé sur l’idée d’augmenter sa production d’hydrocarbures d’ici 2030, en s’imaginant en lapin blanc d’Alice au pays des Merveilles : il fait miroiter un monde où il serait possible de faire disparaître comme par magie des émissions qu’on aura sciemment rejetées en refusant de laisser les fossiles dans le sol. »