Total distribue des milliards aux actionnaires plutôt que de s’occuper du climat

Le groupe pétrolier est assis sur une manne de près de 26 milliards d’euros. Mais les investisseurs institutionnels qui détiennent son capital lui réclament des rendements colossaux. Le groupe s’apprête à distribuer 7,6 milliards d’euros à ses actionnaires.
[Total : le premier pollueur de France 5/5] Total présentera, le 28 mai prochain, une résolution sur le climat à ses actionnaires. Enquête sur la stratégie pas vraiment verte d’une compagnie qui émet autant de CO2 que toute la France.
• Volet 1 : Stockage de CO2 : les manœuvres de Total
• Volet 2 : Face à la fronde d’actionnaires, Total dégaine sa « stratégie verte »
• Volet 3 : Total se veut écolo… en misant sur les énergies fossiles
• Volet 4 : Les six projets les plus climaticides de Total
En 2020, le ralentissement de l’activité mondiale a pesé sur les ventes de Total. Et c’est bien normal : l’activité principale du groupe pétrolier est de vendre des barils de pétrole, dont la consommation est très sensible au rythme de la croissance. Les véhicules particuliers roulent moins, tout comme les camions — sans parler des avions cloués au sol. Mais c’est surtout l’effondrement du prix du pétrole qui a pesé sur ses performances : le prix moyen du baril a plafonné à 37 dollars en 2020. Nettement moins qu’en 2019 et 2018, lorsqu’il avoisinait les 60 dollars.
Le pétrolier a donc eu un résultat opérationnel en retrait en 2020. À 6,4 milliards d’euros, il représente moins de la moitié de celui de l’année précédente. Ce qui montre une certaine résilience, liée à des coûts d’extraction faibles.
Total se vante en effet d’avoir un coût par baril « équivalent pétrole » le plus faible des majors pétrolières, soit 5,1 dollars. Qu’il produise du pétrole ou du gaz, ses coûts de production sont relativement modérés. Une situation qui explique d’ailleurs que le groupe français se soit constitué un matelas de cash impressionnant. Quand le prix moyen du baril était supérieur à 60 dollars, Total a accumulé les milliards. Ses réserves représentaient ainsi 31,26 milliards de dollars fin 2020 (26 milliards d’euros).
Une manne qui bénéficiera surtout à son premier actionnaire, le fonds d’investissement BlackRock
Mais plutôt que d’utiliser ces réserves providentielles pour changer de modèle économique en réduisant ses actifs dans les hydrocarbures, afin d’offrir un futur à ses quelque 100 000 salariés, dont 30 000 en France, Total n’a d’yeux que pour ses actionnaires.
Ce qui se traduit de deux façons : les dividendes et les rachats d’actions.
Le groupe a profité d’une mauvaise année 2020 pour faire passer des dépréciations d’actifs importantes. La vente à perte de ses activités de sables bitumineux au Canada l’a en effet contraint à réduire la valeur de ses actifs de 8 milliards d’euros. Ce qui explique la totalité de ses pertes 2020, de 7 milliards d’euros.
Cette perte ne s’explique donc pas par le Covid-19 ou par le recul du prix du pétrole, mais par la reconnaissance d’un échec stratégique. Elle reflète le coût démesuré de production des sables bitumineux, et les difficultés croissantes à financer et à vendre ces huiles catastrophiques pour l’environnement. « C’est un changement de stratégie majeur, qui montre que le groupe bouge et a entendu la pression du marché », indique à Reporterre un des actionnaires qui, l’année dernière, s’était abstenu sur la résolution climat de Total.

Les autres groupes pétroliers déprécient toutefois plus d’actifs que Total, sortant des projets les plus polluants. Ainsi, en 2020, BP et Exxon ont enregistré des pertes liées à des dépréciations d’actifs de 16 et 20 milliards d’euros. Des épisodes qui marquent l’évolution progressive des majors vers des modèles d’affaires moins carbonés. Total le fait un peu. Mais moins.
Et alors que les dividendes versés aux actionnaires sont censés refléter l’activité de l’année écoulée, il n’en sera rien. Total va distribuer au titre de 2020 un pactole de plus de 7,6 milliards d’euros, malgré une perte de 7,2 milliards. Le groupe finance cette distribution en puisant dans sa trésorerie, mais aussi en s’endettant. Cette largesse fait de lui la société française la plus généreuse cette année selon le classement de l’Observatoire des multinationales. Une manne qui bénéficiera surtout à son premier actionnaire, le fonds d’investissement BlackRock, qui, avec 5,9 % du capital, récupère plus de 410 millions d’euros.
8 milliards d’euros aux actionnaires, 2 milliards pour les renouvelables
Le groupe bichonne ses actionnaires d’une autre façon : en rachetant ses propres actions, ce qui soutient les cours. Ainsi, après avoir racheté 2,1 % de son capital en 2019, le groupe a consacré un demi-milliard de dollars au rachat de 0,5 % de ses titres en 2020. Entre 2018 et 2020, le groupe aura passé plus de 6 milliards d’euros à racheter ses propres actions, soit 2 milliards par an. Il soutient ainsi le cours de son action en bourse.
Des montants à mettre au regard des investissements du groupe, qui doivent atteindre 12 milliards d’euros en 2020, dont un peu plus de 2 milliards pour les renouvelables. Si le groupe était vraiment « en transition », comme il l’affirme, il aurait à cœur d’investir au maximum dans cette transition, et donc de ne pas abandonner 8 milliards d’euros aux actionnaires.
Cette stratégie guidée par l’immobilisme et le retour du cash aux actionnaires est dictée par la structure du capital de la société, qui est très éclaté. 84 % du capital sont en effet aux mains d’investisseurs institutionnels : des banques, des assureurs et des fonds de pension. Or, si Total arrêtait de leur distribuer du cash, ils sortiraient progressivement, entraînant un recul de l’action, donc de la capitalisation de Total. Le groupe aurait alors plus de difficultés à emprunter pour entretenir ses installations et en développer de nouvelles, renouvelables ou pas. Cette pression aux dividendes montre aussi que les « zinzins », le surnom des investisseurs institutionnels, n’ont pas encore pris en compte la transition, malgré leurs discours et leurs engagements répétés.
Ainsi, BlackRock a rejoint récemment l’initiative Net Zero Asset Managers Initiative, dans laquelle les gérants assurent investir dans des actifs qui répondent à une liste de critères. Le premier d’entre eux est d’avoir déterminé des objectifs climat pour 2030 en ligne avec une réduction de moitié des émissions de CO2. Ce premier critère n’est pas rempli par Total : le groupe prévoit une réduction de 40 % des émissions de CO2 issues de ses activités directes entre 2015 et 2030. Mais ce périmètre ne couvre que 10 % de ses émissions de gaz à effet de serre, l’essentiel étant dû à l’utilisation des produits vendus par Total.

« Désinvestir d’un actif aussi rentable, et alors que les marchés sont incertains, ça a un coût »
BlackRock étant le premier gestionnaire de fonds au monde avec 9 000 milliards de dollars d’encours gérés (la moitié du PIB des États-Unis et trois fois celui de la France), il est probable que la plupart de ses actifs ne respectent pas ces critères.
Le second actionnaire est Amundi, la branche de gestion d’actifs de Crédit agricole. La société gère le fonds d’actionnariat salarié de Total, soit 4 % du capital, et détient de surcroît 4,9 % du capital, pour un total de 8,9 %, selon un document déposé auprès de la Securities and Exchange Commission. Le géant de la gestion d’actifs française ne détient toutefois pas les droits de vote sur ces actions, qui restent entre les mains de leurs détenteurs, si ce n’est un droit de vote conjoint pour 3,9 % d’entre elles.
Comme BlackRock, Amundi assure soutenir des politiques climatiques ambitieuses pour ses investissements. Mais la rentabilité des investissements reste prioritaire. Y compris chez les actionnaires « frondeurs », les plus motivés par le climat, comme Meeschaert, Banque postale ou Crédit mutuel.
« Vous savez, désinvestir d’un actif aussi rentable, et alors que les marchés sont incertains, ça a un coût. On est déjà sorti du charbon, ça fait du business en moins, donc ça pèse sur la rentabilité », assure-t-on chez un actionnaire de Total. Alors, critiquer, voter contre une résolution, peut-être. Mais la défiance suprême, qui serait de céder leurs actions pour cause de désaccord avec la stratégie, comme le font certains fonds de pension, n’est pas au programme. On ne vend pas une poule aux œufs d’or, même malade.