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EnquêteClimat

Les six projets les plus climaticides de Total

[4/5] - Extraction de gaz naturel dans l’Arctique russe, oléoduc géant en Ouganda, exploitation du gaz de schiste en Argentine... Le groupe Total s’implique, partout dans le monde, dans une kyrielle de projets aussi massifs que destructeurs de l’environnement.

[Total, le premier pollueur de France 4/5] Total présentera, le 28 mai prochain, une résolution sur le climat à ses actionnaires. Enquête sur la stratégie pas vraiment verte d’une compagnie qui émet autant de CO2 que toute la France.

Volet 1 : Stockage de CO2 : les manœuvres de Total
Volet 2 : Face à la fronde d’actionnaires, Total dégaine sa « stratégie verte »
Volet 3 : Total se veut écolo… en misant sur les énergies fossiles
Volet 5 : Total distribue des milliards aux actionnaires plutôt que de s’occuper du climat


Total « sera dans le top 5 mondial des supermajors de l’énergie verte », affirme son PDG Patrick Pouyanné. Un grand défi pour une compagnie pétrolière présente dans 130 pays... D’autant que, comme nous l’avons montré dans le troisième volet de notre enquête, Total continue de s’enferrer dans les énergies fossiles. La major prévoit d’en augmenter sa production de 15 % d’ici à 2030. Pour soutenir ce rythme, elle s’implique partout dans le monde dans des projets destructeurs de l’environnement, détraqueurs du climat et problématiques pour les populations locales. Reporterre vous présente six de ces sites :

En Ouganda et en Tanzanie, le plus long oléoduc chauffé du monde

Total a signé, le 11 avril dernier, trois accords clés avec les gouvernements ougandais et tanzanien, pour un chantier évalué à dix milliards de dollars. C’est le plus grand projet pétrolier au monde lancé cette année. Celui-ci comporte deux volets :

  • Le projet d’extraction Tilenga : la multinationale française prévoit de forer plus de quatre cents puits de pétrole situés, pour un tiers d’entre eux, au cœur de l’aire naturelle protégée de Murchison Falls en Ouganda. Elle jouxte le lac Albert, à la limite de la frontière avec la République Démocratique du Congo. L’équivalent de 6,5 milliards de barils de brut y reposent, et ces réserves devraient permettre l’exploitation entre vingt-cinq et trente ans. Total souhaite extraire 230 000 barils de brut par jour à partir de 2025.
  • Un oléoduc géant nommé East African crude oil pipeline (EACOP), le plus long oléoduc chauffé au monde. Conçu pour exporter le pétrole extrait avec le projet Tilenga, il va traverser l’Ouganda et la Tanzanie sur 1 445 kilomètres, en passant par un grand nombre de zones protégées et de sites Ramsar (zones humides d’importance internationale), tel le bassin du lac Victoria, le plus grand d’Afrique. Comme le pétrole extrait est visqueux, cet oléoduc sera chauffé à 50 °C.
La multinationale prévoit de forer des puits situés, pour un tiers d’entre eux, dans l’aire naturelle protégée de Murchison Falls en Ouganda.

« Ces projets représentent une catastrophe d’un point de vue énergétique, environnemental et climatique, mais aussi social, déplore Juliette Renaud, de l’association écologiste les Amis de la Terre. Ils provoquent des déplacements massifs de population en Ouganda et en Tanzanie, où Total et ses sous-traitants ont développé des “plans d’action de réinstallation” qui consistent à exproprier les communautés. » Quatre ONG ougandaises (Afiego, Cred, Nape/Amis de la Terre Ouganda et Navoda) et deux ONG françaises (Amis de la Terre France et Survie) tentent de « faire cesser les violations des droits humains » et d’« empêcher un désastre environnemental et climatique ». Elles ont attaqué le groupe Total en justice, au nom du « devoir de vigilance » qui est imposé aux grandes entreprises françaises depuis 2017. La coalition internationale StopEACOP a publié un document détaillé démentant les récentes tentatives de Total de vanter sa responsabilité sociale et environnementale dans le cadre de ce mégaprojet pétrolier.

Selon Les Échos, trois des principales banques françaises, la BNP, Société générale et Crédit agricole ne financeront pas ce projet. Les banques étrangères Barclays et Crédit suisse l’ont fait savoir publiquement.

En rouge, le tracé de l’oléoduc géant nommé East African crude oil pipeline.

Dans l’Arctique russe, un immense projet gazier

En Arctique, Total et le groupe russe Novatek portent le projet Arctic LNG 2 [1], une usine de liquéfaction géante permettant d’exporter du gaz naturel vers l’Asie et l’Europe. Une fois extrait dans les sols gelés, le gaz serait refroidi à - 163 °C et transporté par une flotte de méthaniers brise-glaces. Total participe à hauteur de 21,6 % à ce projet d’une capacité de production de 19,8 millions de tonnes par an. Le site est voisin de celui de Yamal, dans le Grand Nord russe, où sont extraits chaque année 16,5 millions de tonnes de GNL.

« Ce projet s’appuie sur le succès de Yamal LNG, déclarait en décembre 2019 Patrick Pouyanné, pédégé de Total, lors de l’annonce de la décision finale d’investissement. Arctic LNG 2 complète notre portefeuille en croissance de projets GNL [gaz naturel liquéfié] compétitifs, fondés sur des ressources géantes à bas coûts de production et destinées principalement aux marchés asiatiques. »

En septembre 2020, Le Monde révélait que le ministère de l’Économie soutenait ce projet, au nom de la défense des exportations françaises, le secteur parapétrolier hexagonal réalisant plus de 90 % de son chiffre d’affaires à l’export. « Bercy maintient aussi l’idée que le gaz naturel est nécessaire à la transition énergétique, même s’il s’agit d’une énergie fossile, dont l’exploitation contribue directement au réchauffement climatique », précisait le quotidien, citant « plusieurs sources gouvernementales ».

À la suite de cet article, huit ONG françaises ont demandé au président de la République Emmanuel Macron de ne pas soutenir l’exploration et le transport de gaz dans l’Arctique russe : « L’exploitation croissante de ces ressources, facilitée par la fonte des glaces, contribue à la hausse de la température qui se répercute sur le niveau de glaciation. La fonte accélérée de la banquise et du permafrost libère à son tour d’énormes quantités de méthane, gaz à effet de serre au pouvoir réchauffant 86 fois supérieur au CO​2​ sur une période de vingt ans », écrivaient-elles, avant de préciser qu’une telle décision « entrerait en totale contradiction avec vos précédentes déclarations et engagements internationaux à plusieurs égards ».

Une fois extrait, le gaz serait refroidi et transporté par des bateaux de ce type.

Emmanuel Macron avait en effet déclaré, lors du G7 de Biarritz, en août 2019, que « beaucoup sont en train d’expliquer que le réchauffement climatique est une bonne nouvelle. La glace est en train de fondre, donc on va passer par là. Utiliser cette route nous tuerait ».

Interrogé par Reporterre, le ministère de l’Économie assure que « la décision d’octroi de la garantie de projet stratégique n’a pas encore été prise. L’État reste notamment en attente des analyses sociales et environnementales complémentaires demandées par le groupe des prêteurs et dont la finalisation a pris du retard ». La décision sera prise « vraisemblablement avant fin mai 2021 ». Joint par Reporterre, le ministère de la Transition écologique n’a pas souhaité communiquer sa position.

En Argentine, Total souille la Patagonie

L’exploitation des gaz et huile de schiste explose en Argentine. Le pays détient les deuxièmes réserves mondiales de gaz non conventionnels derrière la Chine, les quatrièmes pour le pétrole non conventionnel. En Patagonie, tous les majors du secteur sont présents, et Total n’est pas en reste : « En Argentine, Total a opéré environ 26 % de la production de gaz du pays en 2020, devenant le premier opérateur de gaz du pays », se félicite la compagnie dans son rapport d’activité 2020. En Terre de Feu, Total détient notamment 41 % de participation dans le projet de gaz de schiste Vaca Muerta, dans la province de Neuquén.

« L’industrie pétrolière opère ici sans aucun contrôle, expliquait en 2019 à Reporterre Leonel Mingo, de Greenpeace en Argentine. Nous exigeons que soit fermé ce site et que ces entreprises cessent de polluer l’écosystème de la Patagonie avec les résidus de l’extraction. »

Depuis qu’a démarré l’exploitation du gisement de Vaca Muerta, dans le nord-ouest de la Patagonie, la région est bouleversée par le fracking, la fracturation massive d’une roche au moyen d’une injection d’un liquide sous pression. Cette technique provoque l’infiltration dans les sols d’une eau polluée avec un risque de contamination des nappes phréatiques. Elle menace les communautés mapuche de Neuquén établies près du gisement, qui ne peuvent plus vivre de l’élevage. Aussi, « à Vaca Muerta, les incidents environnementaux, comme les accidents du travail, sont habituels. C’est plutôt le respect des règles qui est exceptionnel », déclarait à Reporterre Felipe Gutiérrez, de l’Observatorio Petrolero Sur (OPSur), centre d’études argentin sur les effets de l’extraction pétrolière.

En Birmanie, Total est décrié pour son soutien au régime militaire birman

Le groupe Total est présent en Birmanie depuis 1992. Il exploite principalement les champs de gaz en mer Yadana et Sein, qui assurent la moitié de la consommation de gaz du pays. Pour construire son gazoduc, la compagnie avait eu recours au travail forcé.

Le 1er février dernier, un coup d’État a permis à la junte militaire de prendre le pouvoir. Depuis, les Birmans se sont engagés dans un vaste mouvement de désobéissance civile violemment réprimé. La junte a notamment tiré sur les foules à balles réelles. D’après le décompte de l’Association d’assistance aux prisonniers politiques (AAPP), plus de 750 Birmans ont été tués par les militaires. Total s’est dit « préoccupé » par la situation sans pour autant y stopper ses activités.

Fin mars, une vingtaine de militants d’Extinction Rebellion et de l’ONG Info Birmanie ont affiché des dizaines de photos des violences commises. Leur but : demander au géant pétrolier de stopper le versement des taxes et impôts issus de son activité gazière à la junte birmane. Selon les chiffres fournis par Total, la major a versé plus de 229 millions de dollars de taxes à l’État birman en 2019. Dont 51 millions au ministère des Finances et 178,6 millions au Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE) contrôlé par les militaires. Le journal Le Monde a révélé, le 4 mai, comment Total finançait les généraux à travers des comptes offshore, en passant par les Bermudes.

Des militants devant l’entrée de la tour Total à Paris, en mars 2021, dénoncent des violences commises contre des manifestants en Birmanie.

Les manifestants ainsi que le gouvernement démocratiquement élu demandent à Total de placer l’argent de ces taxes dans un compte séquestre, en attendant le retour à la normale. Dans un communiqué, Greenpeace France, les Amis de la Terre France, la Ligue des droits de l’Homme, Info Birmanie, Notre affaire à tous, Sherpa et 350.org ont soutenu cette revendication.

« L’Union européenne a pris des sanctions contre une liste de plusieurs généraux birmans. Dans son texte, il est précisé qu’il "interdit aux citoyens et entreprises de l’UE de mettre des fonds à disposition des personnes et entités inscrites sur cette liste". On sent que Total est fébrile et se rend compte que les accusations de crime contre l’humanité sont sérieuses et pourraient avoir des répercussions pénales », a déclaré à Reporterre Vincent Brossel, membre d’Info Birmanie, fin mars.

Le pédégé de Total, Patrick Pouyanné, a publié une tribune dans le Journal du dimanche pour expliquer que Total ne se retirerait pas du pays afin, assure-t-il, de ne pas mettre en danger les populations, pour lesquelles l’électricité serait coupée, et ses salariés. « Nous nous risquerons à des coupures de courant pour un avenir sans oppression, » ont rétorqué dans une lettre ouverte au PDG de Total 403 organisations de la société civile birmane, le 20 avril.

Au Yémen, l’usine Balhaf de Total transformée en prison secrète

Sur la côte sud du Yémen, le groupe français est actionnaire à 39,6 % d’un immense complexe gazier sorti de terre en 2009. C’était le point d’arrivée du gaz produit dans le champ de Marib par la compagnie nationale yéménite Safer. Lorsqu’il tournait à plein régime, ce site représentait près de 45 % des recettes fiscales du Yémen. Ce site, opéré par l’entreprise locale Yemen LNG, a été mis à l’arrêt au printemps 2015, au début de la guerre au Yémen. En avril 2015, le groupe a réduit au minimum le personnel local et la production, plaçant l’usine « en mode préservation ». Son gazoduc a acheminé à partir du début 2017 une quantité minimale et constante de gaz, permettant à l’équipe, réduite, de faire tourner les installations, d’éviter qu’elles s’endommagent et fournissant aux populations locales un peu d’électricité.

Or, depuis mi-2017, des témoignages recueillis par Amnesty International, le panel d’experts sur le Yémen des Nations unies ainsi que par des ONG et des activistes yéménites, ont fait état de l’existence d’un lieu de détention à Balhaf, administré par les forces émiraties au sein d’une base militaire. Celle-ci a été aménagée par les Émirats arabes unis à la mi-2017 sur une partie du site, réquisitionnée à la demande officielle du gouvernement yéménite, lui même allié de la coalition saoudo-émirienne. Depuis cette date, le site serait coupé en deux et séparé par un haut mur de trois mètres de haut : la première partie serait réquisitionnée par les forces des Émirats arabes unis ; la seconde serait aux mains du consortium. D’après le site de Total, « deux périmètres ont ainsi été établis avec des séparations physiques et des accès distincts. La responsabilité et la gestion de la partie réquisitionnée ont été intégralement transférées aux forces de la coalition ».

L’existence d’une « cellule de détention temporaire » dans la base a été confirmée au journal Le Monde par un officiel de la coalition de pays arabes dirigée par Riyad au Yémen. Elle ferait office de sas pour des détenus transférés vers la prison de Moukalla, dans l’est du pays. Dans un rapport publié le 7 novembre 2019 par les ONG l’Observatoire des armements, SumOfUs et les Amis de la Terre deux prisonniers ont témoigné. L’un déclare avoir été battu, privé de soins et menacé de mort à Balhaf. « Des traitements inhumains et dégradants (privation de soins, tortures) [y ont été] commis par des soldats émiratis », dénoncent les ONG. L’ONG suisse Mena Rights Group a lancé en juin 2020 une démarche auprès du Conseil des droits de l’Homme de l’Organisation des Nations unies.

Mozambique, un mégaprojet gazier suspendu, mais pas abandonné

Total détient 26,5 % d’un mégaprojet de production et d’exportation de gaz, nommé Mozambique LNG. Chiffré à vingt milliards de dollars, il s’agit d’un des plus gros investissements jamais annoncés sur le continent africain. Ce projet prévoit de pomper le gaz de champs offshore de l’Océan indien, de l’acheminer à terre par gazoduc sous-marin et de construire deux unités de liquéfaction d’une capacité annuelle de treize millions de tonnes de gaz naturel liquéfié. Il a été initié après la découverte d’importantes quantités de gaz naturel dans le bassin de Rovuma, au large des côtes nord du Mozambique en 2010. La décision finale d’investissement a été prise en juin 2019, nonobstant l’impact sur le climat du projet.

Capture d’écran d’une vidéo de présentation du projet par Total.

Mais les attaques répétées de groupes djihadistes, liés à l’État islamique, à proximité du site, ont contraint la major française à suspendre le projet pour cause de « force majeure », après une nouvelle attaque djihadiste. « Compte tenu de l’évolution de la situation sécuritaire dans le nord de la province du Cabo Delgado au Mozambique, Total confirme le retrait de l’ensemble du personnel du projet », a déclaré Total. Le démarrage du projet en 2024 est désormais improbable, mais il n’est pas abandonné contrairement à ce que demandent les Amis de la Terre.

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