L’élevage industriel est un réservoir à pandémies humaines

Un fonctionnaire indonésien examine des poussins à la recherche de signes de grippe aviaire dans un élevage de volailles à Darul Imarah, en Indonésie, le 2 mars 2023. - © AFP / Chaideer Mahyuddin
Un fonctionnaire indonésien examine des poussins à la recherche de signes de grippe aviaire dans un élevage de volailles à Darul Imarah, en Indonésie, le 2 mars 2023. - © AFP / Chaideer Mahyuddin
Durée de lecture : 10 minutes
Agriculture SantéDe plus en plus de travaux scientifiques documentent le rôle des élevages industriels dans la propagation des maladies. Ils sont un réservoir idéal pour développer des virus pathogènes transmissibles aux humains.
• Vous lisez la première partie de l’enquête « L’élevage industriel, une menace pour la santé humaine ». Abonnez-vous à l’infolettre pour ne pas rater la suite.
• Cette enquête est diffusée en partenariat avec l’émission La Terre au carré, de Mathieu Vidard, sur France Inter.

Alors que le monde s’habitue peu à peu à la présence du Covid-19 (Sars-Cov-2), un autre menace zoonotique préoccupe les autorités sanitaires mondiales : l’IAHP, soit l’« influenza aviaire hautement pathogène » H5N1. Détecté à l’origine dans les élevages géants de poulets, canards ou oies du Sud-Est asiatique en 1997, le virus H5N1 est devenu, au fil de ses mutations, de plus en plus virulent, et se propage à une vitesse folle.
En 2022, plus de 130 millions de volailles ont été abattues. Si peu de personnes ont été infectées jusqu’à présent, l’évolution du virus vers une forme transmissible aux humains inquiète — d’autant que la moitié des rares personnes contaminées par le virus en sont mortes. Dans un communiqué du 12 juillet, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pointe d’ailleurs les risques croissants pour les humains. L’aggravation de la situation pose la question de la responsabilité de l’élevage industriel dit « intensif » dans cette évolution.
La situation est sans précédent. Quatre-vingt-trois pays ont déclaré des contaminations et le reflux saisonnier de cette grippe en été se fait de moins en moins sentir. Plus de 400 espèces animales sont touchées, des cormorans aux pingouins en passant par les chouettes et les corbeaux. Plus inquiétant encore, la détection du virus chez des mammifères. La contamination d’un élevage de vison par le H5N1 l’hiver dernier avait déjà affolé les autorités sanitaires.
Lire aussi : Grippe aviaire : le risque de pandémie humaine s’accroît
Cet été, les fermes à fourrure finlandaises ont été frappées de plein fouet par l’IAHP (sous-groupe H5), comme le documentait Eurosurveillance début août. La suggestion des éleveurs était de tuer tous les oiseaux qui s’approchaient des élevages de renards, visons et chiens viverrins. Face au scandale, ils ont dû se soumettre à la décision gouvernementale d’abattre plus de 120 000 animaux à fourrure dans au moins vingt-cinq sites, le virus s’y propageant d’une cage à l’autre. Un impératif, car le contact quotidien d’animaux contaminés avec leurs éleveurs risquait de rendre le virus transmissible entre humains.
Une étape décisive dans la virulence
Depuis 2020, il a souvent été répété que la plupart de nos maladies émergentes sont d’origine zoonotique. Autrement dit transmises à l’humain par des espèces animales. On a cependant moins fréquemment entendu qu’entre la faune sauvage et nous, l’interface responsable du saut d’espèce est généralement constituée par les animaux d’élevage, comme le soulignait entre autres Richard Kock en 2014.
Selon le chercheur, professeur au Royal Veterinary College de Londres, la faune n’est pas la « source directe de menaces pathogènes, mais plutôt une source indirecte de pathogènes candidats ». Les élevages jouent une étape décisive dans la virulence du virus et sa contagiosité pour l’humain.

Concernant les IAHP justement, une équipe internationale d’épidémiologistes a montré en 2018 la place des élevages de volailles dans l’émergence de nouveaux virus. Selon leurs travaux, depuis 1959, sur trente-neuf conversions de virus faiblement pathogènes en virus hautement pathogènes (une étape décisive dans la dynamique d’une épidémie), tous sauf deux ont été signalés dans des systèmes de production commerciale de volailles.
Les chercheurs montrent aussi que les 127 réassortiments génétiques entre virus faiblement et hautement pathogènes recensés (autre étape épidémique décisive) ont eu lieu dans des pays où les systèmes de production avicole passaient de la basse-cour aux systèmes de production intensive. Des conclusions qui rejoignent différents travaux sur les dangers zoonotiques inhérents à l’intensification de l’élevage.
« L’augmentation des maladies virales est associée à l’intensification industrielle des élevages de porcs et de volailles », confirme à Reporterre Serge Morand, directeur de recherche au CNRS. Dans une étude publiée en 2020 dans Biological Conservation, le chercheur a montré comment l’évolution des départs de zoonoses à travers le monde suit le développement de l’élevage intensif. Cette cartographie est, selon Serge Morand, « une preuve épidémique que le compartiment de l’élevage joue un rôle d’amplification et de sélection des virus ». Autrement dit, la grande taille des cheptels, la forte concentration des animaux, le contact régulier avec des humains sont autant de facteurs favorisant ces zoonoses.
« Un boulevard pour les virus »
Autre facteur explicatif, selon Serge Morand, l’expansion des terres agricoles pour nourrir les animaux d’élevage, des monocultures qui détruisent des habitats naturels et augmentent l’exposition des cheptels aux virus portés par les espèces sauvages : « Il faut se remémorer l’émergence de Nipah en Malaisie en 1998, où des ouvriers agricoles ont été atteints de graves fièvres et vomissements. En cause, leurs élevages de porcs contaminés par des chauves-souris frugivores chassées de leur territoire naturel par la déforestation. »
Et le chercheur de rappeler que la pandémie de H1N1 en 2009 s’est propagée à partir des mégafermes porcines au Mexique. Plus récemment en 2018, un coronavirus, le SADS-Cov, a été isolé chez des porcs chinois. Relégué au second plan par le Sars-Cov2, il est, selon une étude chinoise publiée dans PNAS, une « menace constante pour les humains ».
« Il n’y a pas de quantification globale de la responsabilité de l’élevage dans les zoonoses. Mais on sait que les élevages industriels ouvrent un boulevard aux virus susceptibles de franchir la barrière d’espèce, en mettant dans un même lieu et avec de nombreux contacts répétés, des humains et des animaux », souligne Benjamin Roche, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).

Certaines espèces comme les porcs ou les visons jouent le rôle de « récipient de mélange » lorsqu’ils sont coinfectés par des virus grippaux humains et aviaires. Cette étape permet à un virus aviaire de devenir contagieux pour les humains, avec le risque d’aboutir à l’apparition d’un virus à potentiel pandémique. « La proximité génétique très forte des animaux d’élevage favorise aussi l’amplification du virus », poursuit le chercheur.
Or l’homogénéité génétique des races d’élevage est privilégiée pour sélectionner les bêtes qui grossissent et se reproduisent plus vite. Mais en permettant une circulation rapide du virus entre animaux identiques, elle favorise aussi les mutations du virus. « Et les mesures de biosécurité appliquées dans les élevages pour empêcher les virus de rentrer et de sortir ne peuvent pas empêcher les fuites, il n’y a pas de risque zéro », pointe Benjamin Roche.
L’élevage de camélidés
Actuellement, les virus qui préoccupent le plus les autorités sanitaires sont de type coronavirus ou influenza (grippe). Dans la première catégorie, plusieurs se sont déjà largement propagés, mais heureusement avec un bilan humain limité. Comme le HCov-229E supposé transmis des chauves-souris aux humains via les troupeaux d’alpagas ou le HCov-OC43 probablement passé par les bovins avant de devenir endémique dans notre espèce, sous la forme d’un simple rhume.
Le Mers, lui, a émergé en 2012 à la faveur de la montée en puissance de l’élevage de camélidés au Moyen-Orient pour la viande et le lait, affectionnés par de nouveaux consommateurs urbains. S’il s’est avéré particulièrement mortel pour les humains infectés, il s’est finalement diffusé de manière aussi spectaculaire que restreinte.

De même, le Sars-Cov1 a été isolé en 2003 sur les marchés du sud de la Chine où l’on vendait essentiellement des civettes et des chiens viverrins d’élevage en batterie. Une activité promue par le gouvernement chinois, dans le contexte du décollage de l’industrie de la fourrure dans ce pays.
Quant aux grippes, elles ne sont plus perçues aujourd’hui par le grand public comme des menaces existentielles. Au XXe siècle, des grippes sorties des élevages ont pourtant été responsables d’épidémies à répétition, occasionnant des dizaines de millions de victimes.
En 1918, la fameuse grippe espagnole (H1N1), qui a causé entre 20 à 50 millions de morts, aurait été le produit d’une recombinaison dans les élevages de l’Amérique rurale, comme l’a montré une publication de 2019. En 1957, la grippe asiatique (H2N2) aurait été responsable de plus de 2 millions de morts, dont 10 000 à 100 000 en France. En 1968-1970, la grippe dite de Hong Kong (H3N2) a tué plus d’1 million de malades, dont plus de 30 000 en France en moins de deux mois.
Le prix à payer
Fin août 2023, l’ONG internationale CIWF a publié un rapport sur la grippe aviaire dans lequel elle synthétise les éléments scientifiques attestant des risques immédiats dus aux élevages industriels aviaires et porcins. L’ONG de défense des animaux d’élevage y rappelle justement que les oiseaux sauvages ne sont pas la source des épidémies produites au sein des élevages industriels, mais leurs victimes.
Elle exhorte les gouvernements à une restructuration radicale de l’industrie avicole en limitant les densités d’élevage, en évitant la spécialisation par territoire, en diversifiant les races. De même, elle appelle à une révision du mode d’élevage des porcs responsables de l’apparition de nouveaux virus combinés porcins, aviaires et humains.
La responsabilité de l’élevage dans les zoonoses est établie. Quant au modèle industriel, il augmente les risques pandémiques, en accélérant le développement de virus pathogènes pour les humains, mais aussi en contribuant à leur propagation dans un marché animal mondialisé. Et les mesures sanitaires ne semblent pas en mesure de contrôler le phénomène, alors que — malgré les investissements sans cesse plus lourds consentis au nom de la biosécurité — les épidémies virales dans les élevages (épizooties ou panzooties) sont des phénomènes récurrents qui gagnent en ampleur.
Cette menace sanitaire s’ajoute à une longue liste de griefs contre l’élevage industriel : violence des conditions d’élevage pour les animaux, destruction et pollution des milieux, émissions de gaz à effet de serre, disparition des espèces sauvages. La suite de cette enquête montrera également la responsabilité de l’élevage industriel dans cette « pandémie silencieuse ».
Pas sûr que ses promoteurs puissent continuer d’affirmer que c’est le prix à payer pour nourrir le monde de la manière la plus efficace qui soit. La perception d’un risque sanitaire majeur pourrait bien obliger le secteur agro-industriel à revoir son modèle. À l’instar des Pays-Bas qui, face aux problèmes sanitaires et écologues, affirment s’engager vers une désintensification de leurs élevages.