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EnquêteAgriculture

L’invraisemblable retard des aides aux agriculteurs bio

Depuis plus de deux ans, les fermiers engagés dans l’agriculture biologique attendent les aides qui leur sont dues. Nombreux sont ceux au bord de la faillite. Alors que le Salon de l’agriculture s’ouvre ce samedi 25 février, les agriculteurs s’interrogent sur la volonté du gouvernement de les soutenir et de promouvoir leur mode de production.

-  Actualisation - Mardi 28 février - Le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll a annoncé mardi 28 février qu’une enveloppe de 343 millions d’euros allait être débloquée, afin de payer les aides dues aux agriculteurs bios et à ceux ayant mis en place sur leur exploitation des Mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC). Lire détails ici.


Lorsqu’il s’est installé en 2014 dans le Jura, Mickaël Percier a conçu un joli plan d’investissement avec son banquier. Pour sortir un salaire correct de sa cinquantaine d’hectares de céréales, il a décidé en 2015 de se convertir au bio. Mais deux ans plus tard, l’agriculteur est au bord du dépôt de bilan. Il n’a jamais reçu les aides publiques promises : 16.000 euros pour chacune de ces deux années, qui devaient le soutenir le temps qu’il puisse enfin vendre son blé au prix du bio. Pendant ce temps, les charges ont continué de peser : remboursement des prêts, entretien du matériel, gazole pour le tracteur, loyer pour la location des terres cultivées, etc.

Pour raconter sa situation, il a même posté une vidéo en ligne.

« J’étais censé me sortir un salaire d’environ 700, 800 euros par mois et même mieux ensuite. Mais je ne m’en suis pas versé un seul. Pour l’instant, je suis obligé de conserver un autre emploi, à temps partiel, raconte-t-il. En plus, en 2016 la récolte a été très mauvaise. Donc, soit cette année, tout se redresse et je continue. Soit je revends tout et j’arrête. »

Dans l’Oise, Guy Vanlerberghe vient lui de transmettre son exploitation à ses deux fils et, s’ils s’en sortent encore, il l’admet, « c’est parce que je joue au banquier pour mes enfants ». Les 200 hectares de pommiers et céréales ont été eux aussi convertis en bio en 2015, et ce sont plus de 100.000 euros d’aides par an qui manquent à l’appel. « On a même payé des impôts dessus : il fallait bien les déclarer dans les comptes ! » poursuit-il. Des impôts qui, pour être payés, nécessitent de la trésorerie… Que l’exploitation n’aurait pas sans cette situation familiale favorable. « J’ai des collègues qui pensent à se convertir en bio, mais je leur dis “Attention, attendez que les aides soient enfin versées”, sinon eux aussi vont se mettre dans une galère financière », dit le jeune retraité.

Dans le Morbihan, Christophe Baron tient une ferme laitière bien installée avec trois associés. « Ce sont 54.000 euros que l’on n’a pas reçus, compte le paysan. Nous subissons des retards d’aides alors que déjà, historiquement, l’agriculture bio est la moins subventionnée en France. Pourtant, elle mérite qu’on prenne en compte son impact positif », dit celui qui est aussi le président du groupement de producteurs Biolait.

« Au minimum 25.000 agriculteurs, soit 80 % des fermes bio, sont touchés »

Ces témoignages paraissent contradictoires avec les chiffres extrêmement positifs affichés par le secteur. Le marché du bio a crû de 20 % en 2016, et les conversions (le passage d’une exploitation conventionnelle en agriculture biologique) ont explosé (+ 40 %), rappelle la Fnab, la Fédération nationale de l’agriculture biologique, dans un communiqué de presse. « Qui veut casser la dynamique de l’agriculture bio française ? » s’interroge le syndicat, signifiant son exaspération à quelques jours du Salon de l’agriculture. Il appelle « à la mobilisation de tous les agriculteurs bio ». Plusieurs manifestations et mobilisations ont déjà eu lieu en région.

« Au minimum 25.000 agriculteurs, soit 80 % des fermes bio, sont touchés », estime Dominique Marion, membre de la Fnab. À cela s’ajoutent les agriculteurs non bio, mais engagés dans des « mesures agroenvironnementales et climatiques » (Maec). « Avec ces mesures, les agriculteurs s’engagent à des pratiques “désintensifiées”. Ils auraient dû signer des contrats de cinq ans en 2015. Deux ans après, ils ne savent toujours pas si leur contrat va être validé », note Jacques Pasquier, chargé du dossier Politique agricole commune pour la Confédération paysanne, syndicat agricole.

Le ministère de l’Agriculture a lui-même fait le compte. Selon ses chiffres, 22.000 demandeurs de mesures agroenvironnementales et 26.000 d’aides bio n’ont pas reçu de versement depuis deux ans. Cependant, la majorité a reçu des « avances de trésorerie », afin de pouvoir attendre l’arrivée des aides. « Le nombre d’agriculteurs réellement touchés », est donc, nous indique par courriel le service de communication du ministère, « bien inférieur ».

Mais il le reconnaît que « les situations peuvent être variables en fonction des agriculteurs ». C’est d’ailleurs ce qu’expliquent les syndicats sur le terrain. Pour verser ces avances de trésorerie, le ministère s’est appuyé sur des chiffres de 2014. Les exploitations dont la situation n’a pas changé ont donc pu recevoir jusqu’à 90 % des sommes attendues. Mais pour celles dont la situation a évolué, et par exemple pour les agriculteurs ayant décidé de se convertir au bio depuis, le ministère n’avait pas de référence. Les montants sont donc le plus souvent minimes par rapport aux aides promises. Les banques ont d’abord accepté d’accorder des prêts à court terme afin de permettre aux agriculteurs de payer leurs charges. Puis le retard s’amplifiant, depuis le début de l’année, tous les syndicats le constatent, « les banques ne suivent plus ». Ils dénoncent à l’unisson une situation intenable.

« Les agriculteurs sont démoralisés, mis dans la précarité. J’en connais qui ont arrêté » 

« J’ai dû intervenir personnellement auprès d’une banque pour qu’elle accepte de débloquer de l’argent pour certains exploitants », indique Dominique Marion, qui est aussi président de la Fédération régionale d’agriculture bio de Nouvelle-Aquitaine. « Les agriculteurs sont démoralisés, mis dans la précarité. J’en connais qui ont arrêté », regrette Jacques Pasquier à la Confédération paysanne. « C’est honteux de la part des responsables politiques de dire qu’ils veulent du bio dans les cantines d’un côté, et d’abandonner les agriculteurs de l’autre. Certains vont se retrouver en redressement judiciaire, averti Étienne Gangneron, vice-président de la FNSEA et agriculteur bio dans le Cher. Moi-même, je me pose des questions. Je n’ai pas eu mon aide bio et la récolte de l’année 2016 a été catastrophique… »

« Et pourtant, l’argent est là, dans les caisses, ce qui nous manque c’est la clé pour ouvrir le coffre-fort », enrage Dominique Marion. Car ce serait un problème de logiciel qui aurait déclenché tous ces retards. En 2015, une nouvelle version de la Politique agricole commune a été mise en place. Les 9 milliards d’euros d’aides sont désormais répartis entre les agriculteurs français selon de nouvelles règles, il fallait donc refaire les calculs. À cela s’est ajoutée une obligation européenne contraignant la France à refaire tous ses relevés de parcelles agricoles, considérés comme trop imprécis alors qu’ils servent de base aux paiements. C’en était apparemment trop pour les ordinateurs de l’administration, qui rattrapent peu à peu leur retard.

Les aides sont versées les unes après les autres, mais celles destinées aux agriculteurs bio et aux mesures agroenvironnementales sont les dernières à être enfin traitées par l’administration. Celles du premier pilier, qui correspondent au nombre d’hectares et favorisent les plus grosses fermes, ont été traitées en premier. Pour celles liées aux mesures environnementales, « le versement n’est pas encore réalisé, car les aides sont complexes. (…) C’est la caractéristique de ces mesures d’être adaptées aux enjeux environnementaux du territoire (…), mais cela se traduit par une mise en œuvre plus difficile », s’excuse le ministère de l’Agriculture, qui annonce leur versement au printemps 2017. Si l’engagement est cette fois-ci respecté, celles de 2015 auront alors deux ans et demi de retard.

« Si on veut maintenir et développer le bio, il faut se donner les moyens »

« Les décisions concernant cette réforme datent de 2014, rappelle Jacques Pasquier. En Pologne, cela fait un an que les aides de la PAC sont versées. L’administration française est moins efficace que celle de la plupart des pays de l’Union ! »

Un second écueil menace les aides qui leur sont destinées. En effet, elles dépendent d’une enveloppe spéciale, décidée dans le cadre du Programme ambition bio 2017. Dès le départ, tant la Fnab que la FNSEA avaient averti que les sommes n’étaient pas à la hauteur de l’objectif de doublement des surfaces cultivées en bio. Résultat : « Dans la majorité des régions, l’enveloppe prévue pour cinq ans a été mangée en deux ans, constate Dominique Marion. Pour les agriculteurs qui voudront envisager une conversion dans les trois ans à venir, il n’y aura plus d’argent. »

Face à la situation, les stratégies des régions sont différentes. Certaines ont décidé de privilégier les aides à la conversion, au détriment des aides au maintien, qui soutiennent les agriculteurs déjà en bio. D’autres ont mis des plafonds pour maintenir les deux. Pour Etienne Gangneron, là encore la situation est absurde : « Des gens vont se convertir parce qu’il y a des aides à la conversion, tandis que d’autres vont abandonner parce qu’il n’y a plus d’aide au maintien ! »

À la veille du Salon de l’agriculture, les agriculteurs comptent donc faire pression sur le ministre et les régions pour assurer le versement des aides, et des rallonges budgétaires pour le Programme ambition bio. Pour les syndicats, c’est aux politiques, tant le ministre que les élus régionaux, de faire le choix. « Si on veut maintenir et développer le bio, il faut se donner les moyens », estime Jacques Pasquier.

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