La Nuit Debout veut s’élargir aux classes populaires et aux banlieues

Syndicaliste et banlieues commencent à s’intéresser au mouvement Nuit Debout. Celui-ci a continué le week-end, soulignant que son élargissement populaire était vital pour sa poursuite. Le rapport de force avec les pouvoirs est aussi engagé : lundi matin, la place de la République a été totalement évacuée.
- Actualisation - Lundi matin 11 avril, la police a évacué, sans incident, la place de la République.

- Paris, reportage
Samedi 9 avril, 15 heures, la fin du cortège de la manifestation quitte la place de la République sous la pluie. Les slogans « Retrait de la loi Travail » ou « Le temps est pourri, la loi travail aussi » rythment la marche. Dans un coin, une fanfare accompagne les derniers camions de la CGT. Mais la manifestation n’a pas rassemblé autant de monde que lors de la dernière mobilisation syndicale, le 31 mars. Et elle se conclut en fin d’après-midi place de la Nation, par des affrontements avec la police. « Il y a dix ans, observe un badaud, le service d’ordre de la CGT aurait contenu ceux qui voulaient en découdre. » Mais le dit service est absent, et les centaines de jeunes se livrent avec excitation à une espèce de rituel guerrier, faisant voler les bouts de bitume sur les cordons de CRS, qui chargent régulièrement, et applaudissant quand les rangs des policiers reculent sous la pression. Cela nourrira les titres de la presse - "dérapages" -, mais l’enjeu est ailleurs : signifier concrètement le refus d’un ordre policier qui étreint de plus en plus la société, et surtout la jeunesse.

Du côté de la place de la République, où Nuit debout continue l’occupation de la place, l’ambiance est beaucoup plus sereine - en l’absence de police.
Une odeur de merguez chaude flotte dans l’air, venue de la dizaine de baraques à frites installées aux quatre coins de la place.
Jérémy Lob, 42 ans, chômeur et ancien travailleur dans la transition énergétique, brandit son panneau « Non merci Patron ». Déjà présent lors de la première Nuit Debout, le jeudi 31 mars, il est habitué des lieux. « Je suis venu samedi, dimanche et mardi dernier. L’important, c’est que le mouvement dure, que les gens viennent et se relayent. Le gouvernement est complétement à côté de la plaque. Evidemment qu’il faut une réforme du code du travail, mais pas celle que propose Myriam El Khomri. On nous dit que c’est la crise, qu’il faut se serrer la ceinture et puis on voit les Panama Papers. Il y a vraiment des baffes qui se perdent, on se fout de notre gueule, il faut punir les vrais voleurs. J’espère que le mouvement va mener à quelque chose, mais sans étiquettes ni dirigeants. »

Depuis neuf jours, les initiatives se multiplient sur la place de la République, toutes sont recensées sur un grand panneau entre les tentes Logistique et Accueil : tango à 18 heures, rassemblement des artistes à 19 heures ou séance de #Sciencedebout le matin. A côté, « Madame H » prépare une pancarte qu’elle peint à la peinture rouge avec ses doigts. Elle est venue à République pour soutenir les immigrés et les sans-papiers. « Ce matin, un jeune migrant a été raflé à Barbès, on l’a réveillé à 4 heures du matin pour le renvoyer chez lui. Moi je suis ici pour dire stop, fin des passeports, fin des frontières. »
Au fond de la place, un stand fait de cagettes et de cartons protégé par quelques morceaux de scotch menace de s’écrouler à cause du vent. Derrière, François Coelho, 31 ans, milite pour la reconnaissance du vote blanc. « Ici, toutes les luttes convergent ensemble. Ça fait quatre jours que je viens, de 18h à 6h du matin et que je prends la parole devant des milliers de personnes. La journée, je fais ma vraie journée de travail, je suis chef d’entreprise dans une boîte de création de site internet. » Malgré la fatigue, le militant continue de venir chaque soir. « Je suis révolté par le fait que des gens se déplacent pour voter et que leurs votes finissent à la poubelle. Un vote blanc, c’est un vote non, pas un oubli ou une erreur. Et j’en ai assez de voter pour le candidat le moins pire à chaque élection. » Devant lui, une pétition a déjà récolté des centaines de signatures.

À 16 heures, le bruit des clous et des marteaux résonne à République. Certains montent des tentes, d’autres rajoutent des planches pour consolider les structures et faire face à la nuit qui s’annonce pluvieuse. La deuxième partie de la place commence à être occupée. Des graffreurs peignent des bâches tendues entre deux arbres. A côté, une grande cabane nommée « La vie debout » affiche des messages sur les palettes qui lui servent de murs : « Nos vies sont des zones à défendre ».

Juste à côté, certains ont dégagé le pied d’un arbre et commencé à planter un « jardin debout ». Déjà, des radis, des fraisiers et des rosiers ont été plantés. Posant sa bêche, un jardinier explique à son camarade comment disposer les graines. Puis il reprend l’outil, sous la pluie.

La foule grossit peu à peu. Malandjo Danho se fraie un chemin au milieu. Il cherche des participants pour sa commission de discussion France-Afrique, improvisée sous une tente. « J’ai fait plein de boulots dans ma vie, dans les assurances, le bâtiment… En ce moment, je suis au RSA, alors mon boulot c’est ça, la commission ! » A 20 ans, Lem, étudiant en art, vient lui aussi participer aux différentes initiatives. « Ici, tout le monde est ouvert, on peut décider de faire une action, de monter une tente, de gérer un endroit comme les poubelles et tout le monde est d’accord. »
Alors que les premiers manifestants reviennent sur la place de la République, la commission démocratie organise l’Assemblée Générale sous une bâche alourdie par la pluie. Assis en cercle par terre, les participants se passent le mégaphone et tentent de décider à main levée si les prochaines AG seront votantes. Sans chefs pour gérer les débats, la discussion est parfois chaotique. « Depuis le jeudi 31 on demande des AG votantes », dit un membre. « Alors votons dès ce soir. » « Oui, mais voter quoi ? » « Des débats auront lieu avant », promet une fille.

L’assembée générale, justement, a commencé. Les représentants des différentes commissions font un point sur les neuf jours passés sur la place ou demandent des renforts matériels et humains pour organiser la mobilisation qui ne cesse de grossir. Des centaines de personnes écoutent attentivement.
Puis, François Ruffin, réalisateur du film Merci Patron, prend la parole. « Le jeudi 31, on a décidé de leur faire peur en ne rentrant pas chez nous après la manifestation. Mais est-ce qu’on leur fait vraiment peur ? Pour moi, non, pas encore. Le but est d’envoyer une onde de choc, de secouer la résignation. On a rempli cette place, maintenant, la deuxième étape, c’est d’en sortir. »
Almamy Kanouté, porte-parole du mouvement Emergence : avec force et vivement applaudi, il explique que « Si on réussit à faire la fusion entre les Parisiens et les banlieusards, là, ils auront peur » (écouter son ITV).
Des syndicalistes prennent ensuite la parole, montrant le début d’un engagement des « travailleurs » dans Nuit Debout. C’est d’ailleurs Sud PTT qui assure aujourd’hui la sonorisation de l’AG. Pour Eric, de Solidaires, « Il faut libérer la parole, parce que tout le monde en a ras-le-bol ». Et Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de Droit au logement, enflamme la foule, en pointant le coeur du problème social : « Le partage des richesses » !
Frédéric Lordon conclut avec émotion et vigueur, en rappelant que le mouvement doit se fixer des objectifs, et que le premier reste le retrait de la loi El Khomri (lire ici le texte intégral de son intervention).
Les paroles de cette AG sont décisives du nouveau tour que veut prendre le mouvement. Conscient de sa base sociologique trop étroite - des classes moyennes instruites en constituent le noyau -, il lui faut absolument convaincre d’autres forces sociales et populaires d’entrer dans la danse : la Confédération paysanne soutient le mouvement, les syndicats Sud et Solidaires le rejoignent, des écologistes s’y rallient. Mais cela ne constitue pas une base assez forte. Ce sera le vrai défi de Nuit Debout, dans les jours qui viennent : parvenir à séduire salariés, employés, jeunes des quartiers populaires, et sortir de Paris, sinon l’étiolement semble probable.
En attendant, samedi soir, la fête continue. Plus tard, dans la nuit de samedi à dimanche, une manifestation sauvage s’est déroulée, sous la forme de l’équipée de plus d’un millier de personnes vers le domicile de Manuel Valls, situé dans le XIe arrondissement (voir témoignage plus complet et avec videos ici).
La tendance de certains à s’alcooliser pose un problème de gestion collective : « Des gens ivres viennent prendre le micro », disait ainsi dimanche soir à l’Assemblée le modérateur de l’AG. « L’équipe de modération est non-violente. Mais aidez-nous à leur reprendre le micro en nous soutenant ». Le déplacement de dalles de la place pour établir les jardins debout a aussi conduit les autorités à parler de « dégradation ».
Si, dimanche, l’ambiance était au grand festival des alternatives - beaucoup de mouvements en lutte sont venus présenter leur cause et leurs informations à la foule très nombreuse qui arpentait la place sous le soleil -, les autorités cherchent à reprendre la main. Lundi matin, la place était évacuée. Et lundi soir, que va-t-il se passer ?
Pour suivre le mouvement Nuit debout :