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EntretienMonde

« La beauté inspirante de l’Antarctique doit absolument être préservée »

Dans « Antarctique. Au cœur du continent blanc », journal d’un périple en voilier avec scientifiques et documentariste, l’exploratrice Laurence de La Ferrière raconte combien est « magique ! » sa beauté sauvage. Et nous enjoint à le protéger : de sa survie dépend la nôtre, et une certaine idée de la liberté.

Depuis plus de vingt ans, l’alpiniste Laurence de La Ferrière est engagée dans l’exploration polaire. Elle est la seule femme au monde à avoir traversé intégralement l’Antarctique, à skis et en solitaire (en deux fois, en 1996-1997 et en 1999-2000). Après avoir dirigé l’une des deux bases scientifiques françaises de ce continent, la base Dumont-d’Urville, elle repartait en Antarctique en 2019, avec une équipe de onze personnes cette fois, scientifiques, marins, documentariste… C’est ce voyage d’un mois et demi, dédié à la découverte environnementale, historique et géopolitique de l’Antarctique, qu’elle raconte dans Antarctique. Au cœur du continent blanc (éd. Gallimard). Un univers que les photographies d’Éric Loizeau, ancien équipier d’Éric Tabarly, révèlent dans sa troublante beauté.


Reporterre — Pourquoi cet intérêt pour l’Antarctique ?

Laurence de la Ferrière — Quand j’y ai mené ma première expédition, en 1996-1997, je suis devenue le premier Français à atteindre le pôle Sud en solitaire. Jusque-là l’Antarctique n’intéressait pas grand-monde, c’était un continent méconnu. Mais cette ouverture vers l’inconnu, le fait d’avoir tout à découvrir m’a fascinée.



Votre dernière aventure a débuté le 23 novembre 2019. Comment avez-vous perçu l’évolution du paysage au cours de cette traversée d’environ mille kilomètres, entre la ville de Mar del Plata, en Argentine, et la péninsule antarctique ?

D’abord, il y a cette mer à traverser, avec le fameux cap Horn, et le passage [du passage] de Drake, qui est extrêmement violent, effrayant, avec des vagues de plus de six mètres de hauteur cette fois. Et puis, au fur et à mesure que nous avancions vers les îles Shetland du Sud, la luminosité devenait incroyable, du fait de la proximité des icebergs, des glaciers sur certaines îles.

Laurence de La Ferrière sur l’île de la Demi-Lune, dans les Shetland du Sud. Pour elle, « la liberté ne se construit pas contre l’environnement, mais avec lui ».

C’était vraiment magique, en fait. Très lumineux, très mouvant, parce que les icebergs bougent, se retournent, donc ça change le paysage. Et puis, il y a la faune, qui ne voit pas beaucoup de bateaux ni d’humains, et donc s’approche de vous tranquillement. On a eu droit à de véritables ballets de baleines autour du voilier et, sur les petites îles où l’on débarquait, on a pu observer d’énormes éléphants de mer alanguis sur des rochers plus ou moins réchauffés par le soleil…

Quand on n’est pas très loin de l’Amérique du Sud, il y a également des couchers de soleil magnifiques ! On a l’impression que la mer prend feu. C’est rougeoyant, orange, le soleil paraît énorme, et puis il se reflète sur l’eau, donne naissance à des couleurs argentées, dorées.



Pourquoi est-il essentiel de faire connaître cette beauté ?

La beauté de la nature est pour moi une source d’inspiration infinie. Elle donne à la vie humaine une dimension spirituelle, une envergure qui n’a rien à voir avec la vie que l’on peut vivre entre quatre murs de béton. Elle doit donc être impérativement préservée.

La beauté inspirante de l’Antarctique, nous avons voulu la partager avec une quarantaine de milliers d’élèves, âgés entre six ans et vingt ans, de quatre mille établissements scolaires. Pendant l’expédition, nous leur avons envoyé des images, des petits films, et avons répondu à toutes leurs questions pour leur donner un accès privilégié à ce continent si lointain. Il est important qu’ils aient envie de le protéger, comme la nature dans son ensemble.

La carte du voyage de Laurence de La Ferrière.



L’Antarctique est aussi le seul endroit au monde où toute exploitation commerciale est interdite.

En 1959, douze pays ont décidé de signer à Washington un traité fondateur, le Traité sur l’Antarctique, qui dédie ce continent à la science et à la paix. Aujourd’hui, cinquante-quatre nations y adhèrent.

Ce qui a rendu possible ce traité, c’est que le continent antarctique n’appartenait à aucune nation, puisque aucune population n’y a jamais vécu. Des années plus tard, des Argentins et des Chiliens ont amené des femmes enceintes en Antarctique pour qu’elles y accouchent, de façon à pouvoir revendiquer un jour une « population Antarctique » sur ce territoire.

Mais, aujourd’hui, le Traité fait taire les revendications territoriales et empêche toute forme d’exploitation commerciale. L’Antarctique est régi par une gouvernance mondiale, qui parvient à s’exercer au-delà des intérêts partisans. D’ailleurs, c’était aussi l’objectif de cette expédition : mobiliser l’attention pour que ce continent continue à être protégé, et reste le symbole dont notre époque a tellement besoin.



La surpêche dans l’océan Austral, notamment du krill, est dénoncée depuis des années, et le tourisme est en augmentation constante en Antarctique. Ne faut-il pas revoir ce traité pour tenir compte de ces nouveaux problèmes ?

Pour ce qui est du tourisme, notamment, des mesures ont été prises pour qu’il ait lieu dans des conditions très rigoureuses. L’association IAATO, à laquelle adhèrent les entreprises à but touristique, comme la Compagnie du Ponant, sert de référence et de conseil. Il ne me semblerait pas habile de faire de l’Antarctique un sanctuaire réservé à une élite. C’est un équilibre à trouver entre la protection d’un environnement et son ouverture au monde extérieur, dans le respect et la connaissance nécessaires, pour que ce symbole de science et de paix soit une réalité qui appartienne à tous.



Vous parlez des « visages qui se ferment » lorsque vous abordez ces potentialités d’exploitation minière (pétrole, gaz, argent, cuivre…) avec le personnel des bases scientifiques bulgare, coréenne, russe que vous visitez — les Chinois ayant « refusé purement et simplement toute tentative de discussion ».

La Russie et la Chine sont les deux seuls pays à avoir bloqué, fin 2019, la création d’aires marines protégées en Antarctique, afin de défendre leurs droits de pêche dans les eaux australes. Et il est vrai que les Chinois, notamment, lorgnent les possibles ressources minières du continent. Ils mettent en place les mêmes types d’infrastructures qu’en Arctique, pour des forages à partir des bateaux, comme en mer de Chine, et envisagent un nouveau terrain d’atterrissage pour recevoir des avions plus importants. Ils ont une tendance hégémonique, qu’ils voudraient bien exercer aussi en Antarctique.

Un éléphant de mer alangui sur les rochers réchauffés de l’île Lambda, dans les îles Melchior, de l’archipel Palmer.



Les seuls humains vivant en Antarctique résident dans des bases scientifiques — une cinquantaine, appartenant à une trentaine de pays. La France en possède deux, celle de Dumont-d’Urville et celle de Concordia, qu’elle partage avec les Italiens. Quels sont leurs sujets de recherche ?

Les trous dans la couche d’ozone, la sismologie, le magnétisme terrestre, le monde sous-marin, les poissons, les algues… La base de Dumont-d’Urville, sur l’île des Pétrels, a la particularité d’être entourée d’une colonie de manchots empereurs et Adélie. Beaucoup des recherches qui y sont menées tentent de comprendre ce que deviennent ces manchots lorsqu’ils quittent la base, quand la glace de mer va se disloquer, au printemps austral.

À Concordia, les recherches sont axées sur les carottages de glace, qui permettent d’analyser l’histoire du climat en remontant jusqu’à 800.000 ans en arrière. En mettant en lumière les liens entre l’évolution de la température et les activités humaines, l’Antarctique se fait le témoin de ce qui se passe sur notre planète.

Une des choses les plus importantes que l’on essaie de comprendre aujourd’hui concerne les modes d’écoulement de la masse glaciaire de l’Antarctique. Parce que cette masse glaciaire alimente les ice-shelves, ces grands morceaux de glace flottante rattachés à la côte qui, à un moment donné, vont se détacher, du fait des courants. Comme celui qui s’est détaché le 26 février dernier. Les scientifiques tentent de comprendre si cet écoulement devient plus rapide, ce qui serait un signal de l’accentuation des effets du changement climatique.



Les conséquences du réchauffement climatique sont-elles moins importantes aujourd’hui en Antarctique qu’en Arctique ?

Les conséquences du réchauffement climatique en Antarctique sont un peu moins importantes qu’en Arctique, mais surtout beaucoup moins visibles, car il y a une inertie énorme de ce continent. Pensez que cette gigantesque calotte polaire représente 70 % des réserves en eau douce de la planète, qu’elle est grande comme à peu près 26 fois la France, qu’elle a une épaisseur pouvant atteindre quatre mille mètres (contrairement à l’Arctique, composé de glace de mer flottante de quelques mètres d’épaisseur), que c’est l’endroit le plus froid au monde — en hiver, près du pôle Sud, les températures peuvent descendre à - 90 °C… Cette inertie fait que le continent n’est pas influencé par les températures extérieures de la même manière que l’Arctique.

Près de l’île du Roi-George. La partie immergée des icebergs (environ 90 %) peut être d’un bleu presque fluorescent. Malgré des rivages dépourvus de tout déchet visible, l’océan Austral s’avère lui aussi pollué : les prélèvements d’eau effectués par l’équipe ont révélé la trace de microdéchets plastiques.

Mais il est important de le préserver, car il joue un rôle fondamental dans la « machine thermique » mondiale. Aujourd’hui, il est démontré que les régions polaires participent à la régulation des circulations atmosphérique et océanique. Enfin, les études montrent que la fonte des glaces contribuerait à une élévation du niveau des mers qui pourrait atteindre soixante mètres de hauteur.



Le « continent blanc » vous a-t-il donné une autre perception de votre humanité ?

Il m’a donné un très grand sentiment de liberté et la conviction que nous avons tous un vrai rôle à jouer, que nous avons, chacun, une immense responsabilité quant à l’avenir de notre planète. C’est aussi ce que j’ai envie de partager.

Aux XVIIIe et XIXe siècles, les baleines furent impitoyablement chassées pour leur graisse en Antarctique, notamment sur l’île de la Déception. Ici, elles devancent, joueuses, le catamaran de l’équipe, qui s’approche du mouillage de la base argentine Carlini, sur l’île du Roi-George.



Qu’entendez-vous par « très grand sentiment de liberté » ?

Le sentiment d’avoir le droit d’exister avec ce que l’on est. On conçoit parfois la liberté d’une manière péjorative, au sens où elle se résumerait à l’idée d’appropriation, sans respect ni discernement. Mais la liberté ne se construit pas contre l’environnement, mais avec lui. Vivre libre, c’est pouvoir s’imprégner de la beauté alentour, en tirer toute la force nécessaire pour faire des choix personnels (ce qui est plus difficile, d’une manière générale, dans la société). C’est le sentiment que l’on fait partie d’un tout.

C’est un ressenti qui va à l’inverse de cette perception extrêmement consommatrice que l’on peut avoir aujourd’hui de la vie. Il vous ramène à des valeurs peut-être plus essentielles, plus constructives à long terme. Et l’Antarctique, c’est le terrain idéal pour le comprendre.

  • Propos recueillis par Catherine Marin

  • Antarctique. Au cœur du continent blanc, de Laurence de la Ferrière et Éric Loizeau, aux éditions Gallimard, 256 p., 35 €.

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