La culture engagée victime du passe sanitaire

L'édition 2019 des Bure'lesques. - © Equipe Automédia Bure'lesques
L'édition 2019 des Bure'lesques. - © Equipe Automédia Bure'lesques
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Culture et idées Libertés Covid-19Annulations, reports... De nombreux festivals et artistes engagés dans les luttes sociales et environnementales ont renoncé à leur édition estivale. La cause ? Le passe sanitaire.
Ce devait être un événement clé de la lutte contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires Cigéo. À Ménil-sur-Saulx, dans la Meuse, tout était prêt pour accueillir la troisième édition du festival des Bure’lesques du 6 au 8 août. Des dizaines de musiciens, conférenciers, comédiens et réalisateurs avaient répondu présent. Un paysan avait accepté de mettre sa prairie à la disposition des festivaliers. La signalétique avait été peinte à la main par des bénévoles. Entre les performances de funambules, les concerts de rock psychédélique, les projections de documentaires sur Fukushima et les débats sur les conséquences du projet Cigéo sur l’eau, le week-end promettait d’être animé. Il ne restait qu’à planter les chapiteaux chamarrés où devaient se tenir les spectacles et conférences.
L’organisation de cette fête a été bousculée lundi 12 juillet par les annonces d’Emmanuel Macron. Dans un contexte de reprise de l’épidémie de Covid-19, le président a annoncé l’extension du passe sanitaire aux lieux de loisirs et de culture rassemblant plus de 50 personnes à compter du 21 juillet. Jusqu’alors, il n’était exigé que dans les lieux accueillant plus de 1 000 individus. « On a été pris de court », relate Corinne François, membre du comité d’organisation des Bure’lesques. Toute l’équipe s’était organisée afin que le festival puisse avoir lieu dans le respect des règles sanitaires. Tout changer en moins d’un mois lui semblait inenvisageable. À contrecœur, décision a été prise d’annuler l’édition 2021.
Le festival des Bure’lesques n’est qu’un exemple parmi des dizaines d’autres. Dans la Creuse, en Meurthe-et-Moselle, en Alsace ou en Bretagne, de nombreux concerts et festivals ont été reportés suite aux annonces de Macron.

« Pas habilités à le faire »
Parmi ceux ayant choisi l’annulation, on compte des artistes et des collectifs impliqués dans la lutte contre les inégalités sociales ou la destruction de l’environnement. La rappeuse Keny Arkana a par exemple annoncé dans Ouest France qu’elle ne se produirait pas dans les pays où le passe sanitaire est en vigueur. Les organisateurs du Forum des résistances, qui devait réunir des artistes et intellectuels dans le massif des Bornes en septembre, ont également décidé de reporter cet évènement à l’année prochaine. Le groupe HK et Les Saltimbanks, qui avait notamment réalisé avec Greenpeace un clip dénonçant la surexploitation des ressources naturelles, a quant à lui annulé la majorité de sa tournée estivale. Le groupe lillois s’oppose depuis plusieurs mois aux restrictions sanitaires mises en place par le gouvernement : en mars dernier, alors que la courbe de contaminations était en hausse, une de ses performances avait réuni plus de 2 000 personnes sans masque. Le groupe s’était défendu dans le Huffington Post en arguant que ces rassemblements en plein air n’étaient la cause « d’aucun cluster ».
Certains ont choisi de reporter en raison des difficultés techniques liées à la mise en œuvre de la nouvelle réglementation, particulièrement aiguës pour les petites structures gérées par des bénévoles. Ce fut le cas pour les Bure’lesques. « Contrôler les passes sanitaires exigeait un dispositif particulier que nous ne nous sentions pas capables d’organiser », explique Corinne François. L’équipe a longuement débattu avant de prendre la décision d’annuler. La complexité du dispositif a lourdement pesé dans la balance. « Cela impliquait de mobiliser des bénévoles spécialement pour la vérification des passes. Nous ne sommes pas habilités à le faire, ce n’est pas notre culture. On a une belle équipe, mais elle est là pour gérer les concerts, la buvette, les conférences, etc. Il y a bien assez de choses à faire ! »
Dans un communiqué, le syndicat professionnel des Producteurs, festivals, ensembles, diffuseurs indépendants de musique (Profedim) a également regretté que la mise en place « précipitée » du passe « transform[e] les organisateurs en contrôleurs sanitaire ».
Fragiliser les luttes
Sur un plan plus philosophique, l’équipe des Bure’lesques a également jugé la surveillance du public avec le passe sanitaire « contraire à l’esprit du festival » : « Cela nous aurait conduits à interdire l’entrée à certains, dit Corinne François. L’évènement est ouvert à tous, on n’a pas envie de contrôler les gens. » Les éditions précédentes, insiste-t-elle, se sont démarquées par leur caractère festif et convivial. « Il aurait été impossible de réaliser un bon festival dans ces conditions. »
Le groupe de musique militant Kalune, connu pour ses textes en faveur de la défense du vivant et de la justice sociale, a également choisi d’annuler l’ensemble de ses dates. Une décision difficile à prendre, cette tournée représentant sa principale source de revenus. Interrogé sur les raisons de ce choix, le chanteur pèse soigneusement ses mots. Le sujet est délicat, et il craint que ses paroles soient mal interprétées. « Il s’agit d’un basculement sociétal qui concerne toutes les couches de la population, et nous pensons qu’il est de notre devoir de faire bloc à notre petite échelle », dit Damien. Il précise ne pas être un « antivax primaire », mais craindre que cette évolution ne nous réduise à « des QR codes ». « On fait partie des groupes prônant le retour à la terre et luttant contre la robotisation de l’être humain. Et là, on passe une sacrée étape qui nous rapproche de régimes comme celui de la Chine. »
Le risque, admet le musicien, est que ces annulations ne crèvent des poches de résistance culturelle. « Qui restera-t-il pour tenir un discours radical si tous les artistes engagés annulent leur tournée ? On se grille complètement en tant qu’artistes. Les organisateurs risquent de ne plus vouloir de nous, si on peut les planter du jour au lendemain à cause des passes sanitaires. »
La question se pose également pour le festival des Bure’lesques. Son report pourrait-il fragiliser le mouvement de lutte contre le projet Cigéo ? L’annulation de l’édition 2021, indique Corinne François, est particulièrement « dommage ». L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a en effet déposé cette année un dossier de demande de déclaration d’utilité publique du projet d’enfouissement de déchets nucléaires. Les Bure’lesques représentaient une opportunité importante pour les opposants de sensibiliser la population à leur cause : « Tout notre programme était tourné vers les impacts de Cigéo et sur l’absurdité d’en faire un projet public. Cela nous aurait permis de diffuser des informations pointues en contradiction avec celles que nous assène l’Andra. » L’organisatrice reste cependant optimiste : « On va continuer à informer les gens par d’autres moyens. » Festival ou pas, « on ne lâche rien ».