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Luttes

« La détruire, ça n’a pas de sens » : près de Paris, ils luttent pour sauver une bergerie

La bergerie des Malassis, l’un des derniers îlots de fraîcheur d’Île-de-France, est menacée par les travaux d’agrandissement d’une école maternelle. Malgré l’avancée des travaux, les opposants espèrent sauver ce lieu unique de la bétonisation.

Bagnolet (Seine-Saint-Denis), reportage

En tendant l’oreille, on perçoit le chant d’un coq, vite recouvert par le vrombissement d’une pelleteuse. À Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, le béton s’apprête à recouvrir l’un des derniers vestiges du patrimoine agricole d’Île-de-France : l’îlot de biodiversité de la Pêche d’Or, dans le quartier des Malassis, et sa bergerie. Nichée entre des barres d’immeubles, à seulement 1 kilomètre du périphérique parisien, cette ferme pédagogique autoconstruite de 2 500 m2 est menacé par les travaux d’agrandissement d’une école maternelle voisine. Un projet « aberrant », selon les militants écologistes locaux, déterminés à préserver l’un des derniers espaces naturels de ce département parmi les plus pauvres de France.

Les opposants au projet le précisent d’emblée : aucun d’entre eux ne remet en question la nécessité de moderniser l’école Pêche d’Or, qui jouxte la bergerie. L’établissement scolaire est trop petit et vétuste pour répondre aux besoins du quartier, dont la population a fortement augmenté ces dernières décennies. Seuls les plans et le lieu choisis posent selon eux problème. La mairie prévoit de construire un bâtiment de deux étages, tout de verre et de béton, en lieu et place de la ferme et de son jardin. À l’issue des travaux, elle envisage de relocaliser le troupeau sur le site de l’actuelle école. Ce lieu goudronné devra être déminéralisé avant de pouvoir accueillir la bergerie.

Les travaux ont commencé le 11 juillet 2022. ©Cha Gonzalez / Reporterre

« C’est complètement stupide, estime Olivier Chaibi, cotrésorier de l’association Sauvons l’îlot Pêche d’or — Bergerie Bagnolet. Il suffirait de construire la nouvelle école sur le terrain déjà artificialisé, et de laisser le parc et la bergerie là où ils sont. » « On ne peut pas déplacer un écosystème comme on veut », opine Jérémy, 51 ans. La terre sur laquelle se trouve la bergerie a été enrichie pendant plus de dix ans par les déjections du troupeau. « Aujourd’hui, c’est un sol de forêt. L’artificialiser est absurde. » Selon les calculs des opposants, ce projet émettrait 5 600 tonnes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, et anéantirait près de 3 000 m2 de terre fertile.

Jérémy : « On ne peut pas déplacer un écosystème comme on veut. » ©Cha Gonzalez / Reporterre

« Un petit bout de bonheur qu’on enlève aux gens »

Comme tous les matins depuis le début des travaux, le 11 juillet dernier, une poignée de parents d’élèves et d’habitants du quartier se sont rassemblés devant le chantier, autour d’une table en formica. Par leur présence, ils espèrent ralentir, voire empêcher, la destruction des lieux. Parmi eux, Mohammed, 62 ans, casquette verte fluo vissée sur la tête. Ce natif de Bagnolet se dit prêt à lutter « jusqu’à son dernier souffle » pour préserver la bergerie, qu’il a aidé à construire en 2013.

Le 22 août dernier, le sexagénaire a passé huit heures en garde à vue pour avoir retardé les travaux de démolition en grimpant sur un bâtiment. « Je suis encore très souple, comme un chat », dit-il malicieusement. Le démantèlement de la ferme serait selon lui un drame : « C’est un endroit convivial. Tout le monde vient, du balayeur à l’ingénieur. Des enfants deviennent copains. Le détruire, ça n’a pas de sens. »

Différentes pancartes ont été installées pour tenter de sauver l’espace. Mais les travaux ont déjà bien avancé. ©Cha Gonzalez / Reporterre

À ses côtés, d’autres militants, dopés au café et aux viennoiseries, confectionnent des pancartes. Une trentaine recouvre déjà les grilles de la bergerie. « Sans arbres, on crame », peut-on y lire, entre des peintures de fleurs tracées par des mains enfantines. « C’est un lieu magique, un espace de vie et de biodiversité inestimable », juge Sabrina, quarantenaire à la longue chevelure blonde venue avec son fils Nolan.

Le petit garçon, âgé de « presque sept ans », est un ancien élève de la Pêche d’Or. Gigotant entre les bras de sa mère, il évoque timidement ses souvenirs « rigolos » de récréations passées à regarder les moutons se faire tondre de l’autre côté du grillage. « Les enfants étaient dans un autre univers, raconte Sabrina. Ça apaisait les plus énervés. » Les prochains élèves n’auront pas droit à ce décor bucolique : jusqu’en 2024, leurs classes auront lieu à côté des travaux, bruyants et poussiéreux. « Une rentrée dans ces conditions, ça fait peur, s’insurge Olivier Chaibi. Je ne peux pas m’empêcher d’y voir un mépris pour les enfants défavorisés. »

Sabrina et son fils Nolan, un ancien élève de la Pêche d’Or. ©Cha Gonzalez / Reporterre

Sept semaines à peine après le début des travaux, la bergerie n’a « plus rien à voir » avec ce qu’elle était, déplore Gilles Amar, le gardien du troupeau. Les brebis ont été vendues, certains équipements démontés. Seule une trentaine de chèvres au pelage caramel sont restées sur place, avant leur départ prochain pour la Normandie. Le troupeau mâchouille désormais son foin au milieu des gravats. « La vie est rude ici, explique le berger. Cet endroit, c’est un petit bout de bonheur et de fraîcheur qu’on enlève aux gens. » Le chantier de démolition est selon lui d’autant plus « scandaleux » qu’il est soutenu par une majorité municipale composée d’élus de gauche et écologistes (Parti socialiste, Écolos solidaires et Bagnolet en commun). « Il n’y a plus de sens », se désole-t-il.

Pour Gilles Amar, le gardien du troupeau, la bergerie n’a « plus rien à voir » avec ce qu’elle était. ©Cha Gonzalez / Reporterre

« Il faut la préserver »

Les grands mirabelliers et cerisiers qui ceinturent l’enclos ont tous été couverts de rubalise. Une dizaine d’entre eux devraient être coupés. La mairie a prévu de replanter des arbrisseaux et de végétaliser la toiture de la future école en compensation. Les jeunes pousses ne pourront cependant « jamais remplacer » les arbres existants, selon l’activiste Maxime Senza. « Leurs racines seront trop faibles pour faire face aux futures sécheresses, les réseaux mycorhiziens [1] existants seront perdus », s’inquiète-t-il.

Maxime Senza craint que l’arrachage des arbres n’entraîne la disparition d’un des derniers îlots de fraîcheur de la Seine-Saint-Denis. ©Cha Gonzalez / Reporterre

Le jeune homme craint également que l’arrachage des arbres n’entraîne la disparition d’un des derniers îlots de fraîcheur de la Seine-Saint-Denis, dont 90 % des sols sont artificialisés. Le 18 juillet dernier, en pleine canicule, l’association Sauvons l’îlot Pêche d’or — Bergerie Bagnolet a réalisé des relevés de températures au thermomètre laser autour de la bergerie. Au niveau du bitume, la température s’élevait à 58 °C. À 1 mètre de là, en pleine terre, elle oscillait autour de 30 °C.

Des hérissons et des chauves-souris, deux espèces protégées, ont également été filmés sur le site. Quelques jours après le début des travaux, un hérisson écrasé a été retrouvé sur la chaussée.

L’association Sors de terre, qui gère la bergerie, a soumis à la mairie un projet alternatif de « ferme-école écologique ». Il permettrait selon eux de préserver la ferme, tout en augmentant les capacités d’accueil de la maternelle. Il impliquerait cependant de répartir les élèves dans d’autres écoles durant les travaux.

L’association qui gère la bergerie aimerait plutôt créer une « ferme-école écologique ». ©Cha Gonzalez / Reporterre

La mairie n’a pas donné suite à leurs sollicitations. « Nous sommes engagés dans un marché public avec des architectes et des entreprises qui devraient être indemnisés si notre projet ne se réalisait pas », justifie auprès de Reporterre Tony Di Martino, le maire (PS) de Bagnolet. Les pénalités ont été évaluées à plus de 1 million d’euros. La mairie craint également qu’un changement de plan retarde les travaux : « Les établissements scolaires sont surbookés, poursuit le maire. J’ai besoin de places. » Cette année, 460 Bagnoletais ont tenté d’inscrire leurs enfants à la crèche, pour seulement 80 places disponibles.

Des efforts ont par ailleurs déjà été faits, avance le maire : à l’origine, deux immeubles supplémentaires de sept étages devaient être construits sur le site. Suite à l’opposition des habitants, ce projet immobilier a été abandonné en 2021. L’agrandissement de l’école Pêche d’Or est « un beau projet d’intérêt général », insiste Tony Di Martino. « J’ai déjà beaucoup concerté. À un moment donné, il faut avancer. »

Malgré la détermination de la mairie, les opposants espèrent parvenir à sauver ce qui reste de l’îlot du passage des pelleteuses. En dernier recours, ils ont écrit aux membres du gouvernement. Ils espèrent bénéficier d’une partie de l’enveloppe de 500 millions d’euros promise par la ministre Élisabeth Borne à destination des projets de renaturation des villes, et financer ainsi leur école alternative. Avec le soutien de France Nature Environnement, du Groupe national de surveillance des arbres et d’autres associations, ils ont également entamé une procédure judiciaire afin d’interrompre les travaux, qu’ils estiment « attentatoires » à la faune et la flore. « On a la chance d’avoir ce lieu, d’entendre le coq chanter le matin, dit Éric, un voisin de la bergerie. Il faut le préserver. »


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