La limite planétaire du cycle de l’eau à son tour dépassée

La Loire asséchée, en août 2022. La notion de limites planétaires est développée depuis 2009 par le Stockholm Resilient Center. Une nouvelle a été franchie. - © Jean-Michel Delage / Hans Lucas via AFP
La Loire asséchée, en août 2022. La notion de limites planétaires est développée depuis 2009 par le Stockholm Resilient Center. Une nouvelle a été franchie. - © Jean-Michel Delage / Hans Lucas via AFP
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Eau et rivières SciencesLe cycle de l’eau bleue, celle qui coule dans les cours d’eau, les lacs et les nappes phréatiques, est perturbé au-delà du soutenable. Une sixième limite planétaire (sur neuf) est donc totalement dépassée.
Lacs asséchés, nappes phréatiques vidées... Une nouvelle limite planétaire (sur neuf) est totalement dépassée : le cycle de l’eau douce. Celui-ci a été divisé en deux entités distinctes : « l’eau verte », celle qui est absorbée par les sols et les plantes, et « l’eau bleue », celle qui coule dans les cours d’eau, les lacs et les nappes phréatiques. L’an dernier, le dépassement de la première avait été annoncé. C’est au tour de la seconde d’être considérée comme perturbée au-delà de la limite acceptable, comme le prouve une étude sur le dépassement des limites planétaires publiée le 13 septembre dans la revue Science advance.
La notion de limites planétaires est développée depuis 2009 par le Stockholm Resilient Center. Il s’agit de neuf grands processus biophysiques et biochimiques dont la perturbation par les activités humaines menace la stabilité et la résilience du « système Terre ».
Chaque année, les activités humaines perturbent encore davantage ces processus globaux. Le « degré de dépassement a augmenté depuis 2015 », confirme l’équipe internationale de chercheurs, à propos des quatre limites identifiées comme dépassées à l’époque : le changement climatique, l’intégrité de la biodiversité (la diversité génétique), le changement d’usage des sols et les perturbations des cycles biochimiques de l’azote et du phosphore.
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Depuis, deux autres limites planétaires ont également été dépassées. Celle du cycle de l’eau douce, donc, ainsi que celle des nouvelles entités introduites dans l’environnement (comme les nanoparticules).
Au-delà des niveaux extrêmes pré-industriels
Pour obtenir leurs résultats concernant le cycle de l’eau bleue, les scientifiques ont modélisé la Terre en la divisant en pixels d’environ 50 km de côté, et ont calculé pour chacun de ces pixels situés sur les continents quelles étaient les variations dans les flux d’eau bleue. Résultat : les surfaces terrestres connaissent des perturbations, plus sèches ou plus humides, dans 18 % des pixels environ pour l’eau bleue, et 16 % pour l’eau verte.
Pour savoir si ces variations sortaient des « limites », ils ont ensuite comparé ces données aux variations telles qu’elles existaient à l’époque pré-industrielle. D’une année à l’autre, le cycle de l’eau connaissait déjà des variations mais, en prenant les cas extrêmes, ils ont fixé à 10 % la proportion pour les eaux bleues et 11 % pour les eaux vertes les limites de perturbations à ne pas dépasser. Elles le sont donc nettement aujourd’hui.

Cette manière de comptabiliser les perturbations dans le cycle de l’eau, qui prend en compte les variations dans les deux sens (assèchement mais aussi accroissement des flux) la rend plus sensible au risque de dépassement des limites. En réalité, en utilisant cette nouvelle définition de la limite planétaire, « l’eau douce aurait déjà été considérée comme dépassée lors de la précédente évaluation des limites planétaires », soulignent les chercheurs.
Davantage que la valeur des chiffres absolus, c’est la dynamique, et la portée systémique de ces perturbations, qui inquiètent les scientifiques. Car chacune de ces neuf perturbations anthropiques serait trop souvent étudiée isolément. « Mais cette approche ignore les interactions non linéaires et les effets agrégés de ces perturbations sur l’état global du système Terre », déplorent-ils. Le destin du cycle de l’eau est par exemple lié au changement climatique, qui multiplie les sécheresses. Et les perturbations du cycle de l’eau peuvent à leur tour menacer les écosystèmes.

Attention toutefois, à ne pas confondre le franchissement de ces limites planétaires avec celui des « points de bascule », autre phénomène craint des écologues et climatologues, qui voit un écosystème basculer de manière irréversible vers un autre état. Le dépassement des limites planétaires perturbe des équilibres millénaires et rend plus probable l’atteinte d’éventuels points de bascule mais ne le rend pas immédiatement inévitable.
« Des changements dans le cycle de l’eau sont connus pour être associés à des points de bascule à l’échelle locale et régionale. Un exemple notable est le niveau de précipitations requis pour alimenter une forêt tropicale, en-dessous duquel ces forêts sont susceptibles de se transformer en savanes, dans un processus difficile à inverser », indique à Reporterre Lan Wang-Erlandsson, co-autrice de l’étude et chercheuse au Stockholm Resilient Center.

Et ces perturbations du cycle de l’eau bleue sont directement liées à nos activités. Outre les dérèglements du climat et des précipitations engendrés par nos émissions de carbone, nos activités, notamment agricoles ou industrielles, nuisent directement à l’eau bleue.
« Des dynamiques de basculement liées aux débits des cours d’eau ont été observés localement, généralement dues à une surexploitation de l’eau et/ou à des infrastructures hydrauliques, comme les barrages, qui affectent la connectivité des cours d’eau. Ces changements à l’échelle locale peuvent provoquer des changements à des échelles plus grandes, même si nous n’avons pas de preuves concluantes de tels enchaînements en cascade. Un exemple emblématique de basculement régional est le désastre de la mer d’Aral, où la surutilisation de l’eau pour l’irrigation a entraîné un appauvrissement important des lacs, l’effondrement de l’écosystème qui en a résulté et un changement climatique régional », raconte Miina Porkka, chercheuse à l’université finlandaise Aalto et autre co-autrice de l’étude.
Les limites des limites planétaires
Si l’eau bleue est annoncée pour la première fois comme dépassant le seuil de la limite planétaire, d’autres évaluations, basées sur d’autres critères, avaient déjà alerté sur sa surexploitation à l’échelle globale. C’est par exemple ce qu’avaient fait en 2015 les chercheurs Fernando Jaramillo et Georgia Destouni, de l’Université de Stockholm, en estimant que l’humanité consommait déjà annuellement 4 485 km³ d’eau douce. Soit plus que la limite soutenable fixée à 4 000 km³ par an. Mais ces chiffres sont contestés et attestent surtout de la complexité d’étudier et quantifier le cycle de l’eau bleue à l’échelle globale.
Une autre étude publiée dans la revue One Earth en 2020, cosignée entre autres par les deux chercheuses interrogées par Reporterre pour cet article, soulignait déjà les nombreuses difficultés soulevées par la modélisation de l’eau bleue. « La limite planétaire de l’eau actuelle ne représente pas correctement la nature complexe et interconnectée de l’eau », écrivaient les chercheurs, prescrivant notamment de développer de nouvelles « sous-limites » pour chacune des composantes complexes du cycle, comme « la sous-limite de l’eau gelée » par exemple.
De nombreuses autres difficultés sont pointées par certains scientifiques. Ils arguent notamment du risque de réactions contre-productives que pourrait générer la notion de « limite » : celle-ci pourrait servir d’argument politique pour l’exploitation industrielle des milieux tant que celle-ci reste à l’intérieur de ces limites globales.

« Je suis sceptique sur le caractère systémique et global que l’on peut donner à la seule partie du cycle de l’eau continental », réagit quant à lui Jean-Philippe Vidal, chercheur en hydroclimatologie à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE). « Les prélèvements d’eau douce peuvent avoir un impact énorme localement. Mais le sens à donner à leur aggrégation au niveau planétaire est compliqué. Je ne vois pas comment on pourrait avoir un phénomène de basculement global, sauf si l’on intègre ce qui se joue dans l’océan mais on n’est alors plus vraiment cantonné à l’eau bleue. »
Aussi imparfaits soient-il, les outils des chercheurs ont au moins le mérite d’alerter sur la dégradation continue de la situation. Avec des conséquences immédiates : les pénuries d’eau concernent déjà deux à trois milliards d’êtres humains dans le monde, s’alarmait l’ONU en mars, et le chiffre pourrait dépasser les cinq milliards en 2050.