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La pandémie place l’Inde au bord de la catastrophe

Villes polluées et trop denses, infrastructures défaillantes... 1,3 milliards d’Indiens sont entrés en confinement ce mercredi 25 mars, confronté à une inexorable et rapide dissémination du virus. Dans ce pays si dépendant de l’économie informelle, chaque jour sera un calvaire pour les plus démunis.

  • Bangalore (Inde), correspondance

Tous ceux qui connaissent l’Inde tombent des nues. Les rues animées se sont vidées de leur foule multicolore, les échoppes fumantes ont fermé leur stores, le vacarme incessant des klaxons s’est tu. Indifférentes, les vaches sacrées continuent à déambuler dans les artères vides au son retrouvé des oiseaux. Surtout, un ciel bleu que les urbains avaient oublié réapparait à l’horizon des grandes villes. À New Delhi, capitale mondiale de la pollution, les niveaux de particules fines sont tombés jeudi 26 mars par endroit sous de 50 microgrammes par mètres cubes, le seuil en dessous duquel l’air est considéré comme « bon ». Le mois dernier, ils flirtaient encore avec les 300, seuil toxique à partir duquel chacun est censé ne plus mettre les pieds dehors.

Ironie de l’histoire ? Les habitants de Delhi continuaient à sortir de chez eux le mois dernier alors qu’il ne peuvent plus le faire aujourd’hui. Comme 1,3 milliard de leurs compatriotes, ils ont écouté leur Premier ministre décréter le confinement général de la population pour trois semaines face au coronavirus, mercredi 25 mars. À elle seule, la deuxième population mondiale a fait doubler le nombre de personnes confinées sur la planète (2,6 milliards). Les mains jointes, Narendra Modi a déclaré à son peuple : « Je vous demande de ne plus sortir de chez vous . » Et a prévenu : « Si ces 21 jours ne sont pas respectés, le pays et votre famille vont revenir 21 ans en arrière. »

« Je ne me souviens pas avoir vu le ciel de Bombay comme cela depuis dix ans », souligne Dhiraj, utilisateur de Twitter.

Qu’importent les statistiques officielles — seulement 600 infectés et une dizaine de morts — auxquelles plus personne ne se fie vu le peu de tests effectués. La décision du gouvernement est un aveu : la pandémie a pris racine en Inde. « Il faut se préparer à l’avalanche et imposer un confinement total », implorait déjà le 21 mars 2020 Ramanan Laxminarayan, vice-président de la Public Health Foundation of India, sur Mojo Media. Sans réaction forte, « 300 à 500 millions d’Indiens seront infectés d’ici à la fin juillet, avec un à deux millions de morts », projetait l’expert en épidémiologie. En l’absence d’infrastructure sanitaire digne de ce nom (0,7 lit d’hôpital pour 1.000 habitants contre sept en France), l’Inde ne semblait guère avoir le choix.

« Les précédents coronavirus sont connus pour provoquer plus de décès dans les régions à forte pollution »

Sur les vingt villes les plus polluées du monde, quatorze sont en Inde, terreau de ce fait particulièrement favorable pour le virus. « Le ciel a beau s’être soudainement éclairci, notre pays reste champion de la pollution », déplore Chittranjan Dubey, activiste environnemental, membre d’Extinction Rebellion India. « Or le Covid-19 attaque et se fixe sur les poumons et les nombreux Indiens présentant déjà des fragilités respiratoires sont donc bien plus susceptibles d’en mourir. » L’Inde recense effectivement 32 % des malades pulmonaires du monde et plus d’un million de morts par an liés à la pollution. « Les précédents coronavirus comme le Sras sont connus pour provoquer plus de décès dans les régions à forte pollution », confirme Arvind Kumar, pneumologue membre de la fondation Doctors for Clean Air, dans The Hindu.

Fait aggravant, la population indienne est en passe de dépasser celle de la Chine… sur une superficie trois fois plus réduite. Exode rural et urbanisation chaotique ont fait des mégalopoles indiennes non seulement les plus polluées, mais aussi les plus denses du monde, favorisant ainsi la propagation du virus. « 85 % des Indiens ne disposent pas d’une chambre individuelle. À Bombay, 50 % de la population vit en bidonville, où l’on s’entasse à quatre par pièce », décrit Chittranjan Dubey. La capitale financière concentre jusqu’à 200.000 habitants au kilomètre carré dans certains taudis. Autant dire que la « distanciation sociale » — deux mètres de distance entre individus — y semble incongrue.

Les rues vides de Bangalore.

L’Inde peut-elle, de manière réaliste, appliquer un confinement durable ? L’économie informelle, souvent de rue, emploie 90 % de la population et pèse, selon les études, pour 20 à 50 % de son [PIB|produit intérieur brut]. Autant de petits vendeurs, chauffeurs et artisans qui voient leur activité réduite à néant du jour au lendemain. Pour eux, le télétravail n’a aucun sens. Combien de temps avant qu’ils ne reprennent leur labeur pour survivre ? Comment les quartiers populaires vont-il même s’alimenter ? Si le gouvernement assure que les commerces « de première nécessité » restent ouverts, la confusion règne. De nombreuses vidéos de violences policières circulent, dont certaines montrent des agents renversant des stands de fruits et légumes dans la rue. Or, à part dans les quartiers riches, l’Inde ne compte quasiment pas de supermarchés. « Par ignorance, les marchands de légumes ont été arrêtés dans de nombreux endroits », a réagi la ministre en chef du Bengale, Mamata Banerjee, assurant que ceux-ci pourraient continuer à exercer dans son État d’obédience communiste.

Les travailleurs migrants obligés de rentrer à pied faute de transports

Devant les images de cohortes de travailleurs migrants, sans masque, regagnant leurs campagnes à pied faute de transports, l’immense tribu que ce confinement va faire payer aux plus pauvres est criant. « Que celui qui en a la capacité prenne l’engagement de prendre soin de neuf familles pendant vingt-et-un jours » : Narendra Modi a appelé le 24 mars chaque Indien à la « karuna » (compassion). Jeudi 26, son ministre des Finances a dévoilé un plan de vingt milliards d’euros pour nourrir les plus défavorisés. « Quitte à emprunter, il faut à tout prix que le gouvernement indien soutienne les foyers les plus pauvres, juge l’économiste Vivek Kaul. Sans quoi la demande, déjà faible en Inde, va s’effondrer. »

Au niveau des États, les annonces se multiplient. Le Kerala livrera trente kilos de riz aux familles sous le seuil de pauvreté. Le Karnataka avancera deux mois d’allocations sociales aux plus démunis. New Delhi versera soixante euros aux ouvriers des chantiers, tous immobilisés. Mais de l’aveu de Vivek Kaul, les ressources des gouvernements ne suffiront pas à éviter un choc massif. De 5 % de croissance prévue du PIB (produit intérieur brut), « nous pourrons nous estimer heureux si nous faisons 2 % d’avril à juin 2020. »

Difficile de se livrer aux pronostics quelques jours après le début d’un confinement qui sera, peut-être, prolongé et, plus ou moins, respecté. Une chose est sûre : crises sanitaire, écologique et sociale sont appelées à se conjuguer, probablement pour le pire. Comme beaucoup de pays confinés, l’Inde prend le temps de réfléchir à son modèle de développement, dont les inégalités et les excès éclatent au grand jour. Et de réfléchir à l’après. « Le coronavirus est l’occasion pour le gouvernement de lancer un revenu universel », titre ainsi le journaliste Prabhash K Dutta dans les colonnes du Times of India. « Il était temps que le télétravail se développe pour désengorger les villes et faciliter le logement », dit Vivek Kaul. « La déforestation et la consommation massive de viande bouleversent les écosystèmes et favorisent la transmission de nouveaux virus animaux à l’humanité, juge de son côté Chittranjan Dubey. Alors que l’air pur, les oiseaux et les poissons reviennent dans les villes, il espère : « Après cette période, peut-être que les Indiens et le gouvernement comprendront qu’il est possible et urgent d’agir pour l’environnement comme nous le faisons pour ce virus. »

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