Le Grand Paris va transformer des terres agricoles en décharge

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Dans le sud de l’Essonne, à Saint-Hilaire, Bouygues Travaux Publics veut entasser plus d’un million de mètres cubes de gravats, issus des chantiers du Grand Paris express, sur 34 hectares de terres agricoles transformées en décharge. Élus locaux, habitants, et agriculteurs s’opposent à ce projet.
Étampes, Saint-Hilaire (Essonne)
Plus d’un million de mètres cubes de gravats de chantier, grimpant jusqu’à huit mètres de haut. 34 hectares de terres agricoles ensevelis, à deux pas de la Vallée de la Chalouette et de la Louette, un site classé Zone d’intérêt faunistique et floristique. Le projet de Bouygues Travaux Publics (Bouygues TP) à Saint-Hilaire (Essonne), qui pourrait voir le jour d’ici la fin de l’année, a de quoi hérisser le poil les habitants. Ils s’inquiètent pour leur écrin de verdure, au fond duquel se nichent des cultures de cresson bordées de coteaux boisés. Si la préfecture autorise Bouygues TP à réaliser sa décharge, une centaine de camions viendraient décharger les débris de chantier des travaux du Grand Paris express chaque jour pendant huit ans, sur le site actuel de la ferme d’Ardenne, qui surplombe la vallée.
La société de travaux publics a racheté les terres à un propriétaire privé, gérant d’une holding de transport routier, qui les a lui-même acquises auprès de l’exploitant agricole il y a quelques années. « Bouygues donne la carotte à des propriétaires peu scrupuleux prêts à mettre en danger nos écosystèmes », s’indigne Stéphane Demeulemeester, le maire de Saint-Hilaire, un village de 408 habitants typique de la grande couronne francilienne avec ses maisons en pierre meulière, et réputé pour ses sites géologiques remarquables.

Associations locales de défense de l’environnement, élus locaux et agriculteurs s’alarment tous d’éventuelles dégradations de la qualité de l’air et de l’eau si le projet voyait le jour. « La poussière brassée par le ballet de camions pourrait rendre le blé impropre à la consommation », dit Pascal Lepère, président de la Coordination rurale francilienne, présent à une manifestation contre la future décharge le 2 mai dernier au bord d’un rond-point à la sortie d’Etampes, qui a rassemblé environ 300 personnes. Clémentine Autain et Audrey Pulvar y ont fait une apparition. Amélie de Montchalin, candidate LREM aux élections régionales et actuelle ministre de la Fonction publique, aurait elle aussi émis de sérieuses réserves quant au projet de Bouygues TP lors d’une réunion de travail interne au parti, selon un élu local En Marche de l’Essonne qui y participait.
« À quoi sert le classement en espace naturel sensible si on peut tout détruire ? »
Parmi les autres risques environnementaux, celui de pollution de la nappe phréatique de Beauce, la réserve d’eau potable la plus étendue d’Europe, et l’éventualité catastrophique de glissements de terrain, suite à des inondations. « Ça a déjà eu lieu dans la région. Là, avec cette décharge, on s’expose à ce que des gravats et des terres polluées se retrouvent dans les zones humides du fond de la vallée, et dans les cressonnières, dont beaucoup sont en agriculture biologique. À quoi sert le classement en espace naturel sensible si on peut tout détruire comme cela ? », fulmine Marie-Josèphe Mazure, présidente de l’Association de défense de la santé et de l’environnement (ADSE) qui était parvenue en 2017 à faire stopper un projet de centre de stockage de déchets industriels à Sainte-Escobille, à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Saint-Hilaire.
Actuellement, l’instruction du dossier par la préfecture est à l’arrêt, car il manquerait des pièces au dossier, selon le maire de Saint-Hilaire qui craint que l’enquête publique arrive en plein milieu de l’été, au moment où ses administrés seront pour la plupart en vacances. Les élus locaux se retrouvent de toute manière impuissants à freiner le projet, le contrat de vente des 34 hectares ayant été conclu entre deux acteurs privés. Pour rendre sa décharge socialement acceptable, Bouygues TP a promis un « remodelage agricole », une fois les déblais déposés : une couche de terre arable sera déposée par-dessus les déblais pour rendre la zone à nouveau cultivable, comme l’affirme le géant du BTP. « Le groupe s’engage aussi à garantir la traçabilité des terres naturelles qui seront approvisionnées », a par ailleurs assuré le porte-parole de Bouygues TP à Reporterre.

En Île-de-France, 400 sites accueillent déjà des déblais des travaux du Grand Paris, « fréquemment installés sur des terres anciennement agricoles, parfois depuis longtemps, avec l’objectif de les restituer en tout ou partie à l’agriculture après fermeture du site », assure la Société du Grand Paris (SGP), le donneur d’ordre de Bouygues TP sur les chantiers du Grand Paris express. Les sites accueillant les gravats de ses chantiers doivent respecter « un protocole très strict, où chaque lot de déblais excavés est analysé pour une vingtaine de paramètres », assure le service communication de la SGP. L’argument ne convainc pas l’ADSE, qui craint que les terres déposées soient tout de même polluées. Les tunneliers, les énormes machines qui creusent les futures lignes du Grand Paris express, utilisent différents fluides de forage (gélifiants, lubrifiants, épaississants...) afin de rendre le sous-sol plus friable. « J’ai déjà vu cette terre, elle ressemble plus à de la gadoue qu’à autre chose », dit Pascal Lepère, de la Coordination rurale.
Parmi les opposants au projet, un sentiment domine, celui d’être « la poubelle du Grand Paris », selon les mots utilisés dans la pétition en ligne lancée contre la future décharge, qui a déjà recueilli plus de 18 000 signatures. Les futures lignes de métro ne desserviront pas du tout la région d’Étampes, déjà sur la ligne C du RER, mais ses habitants devront subir les externalités négatives de ces chantiers titanesques, sans qu’aucune concertation n’ait eu lieu entre les élus locaux et la Société du Grand Paris sur la gestion des déblais de chantier.

« Pourquoi ne pourrait-on pas mettre en place un plan régional de gestion des gravats du Grand Paris, comme cela se fait pour les déchets ménagers ? », se demande Xavier Guiomar, l’édile de Chalo-Saint-Mars, une commune séparée de Saint-Hilaire par la rivière de la Louette, le long de laquelle le cresson pousse les pieds dans l’eau. « Vente directe à la ferme », indiquent régulièrement des pancartes plantées le long des petites routes départementales qui sillonnent les bois de la vallée. Le maire, également ingénieur d’études à AgroParisTech, ne comprend pas non plus pourquoi Bouygues TP choisit de s’implanter sur des terres agricoles alors qu’il existe de nombreuses friches industrielles et anciens sites pollués en Île-de-France, qui pourraient servir à stocker les terres issues des forages souterrains pour les futures lignes de métro et autres gravats de chantier du Grand Paris.
S’ils ne peuvent pas s’opposer frontalement au projet de Bouygues TP, les deux maires de la vallée tentent tout de même de mettre des bâtons dans les roues du géant du BTP. Stéphane Demeulemeester a préempté 11 hectares de terres agricoles via la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), aux abords de la ferme d’Ardenne, pour gêner les éventuels travaux. Il a également pris un arrêté interdisant aux poids-lourds de traverser sa commune, exception faite des betteravières, afin de compliquer la logistique de Bouygues et de ses camions.

L’ADSE, elle, se prépare à un long combat juridique, qui pourrait la conduire au tribunal administratif, pour demander l’annulation du projet, ce qu’elle avait déjà fait en 2017 pour faire reculer une filiale de Suez et son centre de stockage de déchets industriels à Sainte-Escobille. Sur les terres fertiles du plateau de Beauce, où étaient réunis les centaines d’opposants à Bouygues TP le 2 mai dernier, les enceintes de l’organisation ont fait résonner Résiste de France Gall. La lutte des habitants du pays Étampois pour préserver le « grenier de l’Île-de-France » et leur vallée et ne fait que commencer.