Le Kurdistan irakien mène bataille contre les pétroliers

La combustion du gaz génère une fumée polluante et toxique. Ici, à proximité de Lalish dans l’ouest du Kurdistan irakien. - © Lyse Mauvais/Reporterre
Durée de lecture : 9 minutes
Énergie Monde FossilesEn août 2021, la région autonome du Kurdistan s’est lancée dans un bras de fer avec le secteur pétrolier pour interdire le torchage du gaz, polluant et nocif. Cette décision risque de rester lettre morte, au grand dam des populations locales.
Erbil (Kurdistan irakien), reportage
Au pied de la colline, des maisonnettes en parpaing et en tôle épousent une grille de rues parfaitement perpendiculaires, entourées de grillage. Ici et là, une bâche bleu ciel, le logo à demi effacé d’une agence de l’Organisation des Nations unies (ONU), rappelle l’origine du site : nous surplombons le camp de réfugiés de Kawergosk, établi en 2013 à proximité d’un village kurde éponyme pour répondre à l’afflux de milliers de réfugiés syriens vers le Kurdistan irakien (KRI), une province autonome du nord de l’Irak.
À l’horizon, quatre torchères flamboyantes dirigent vers le ciel des volutes de fumée. Longues tiges couronnées de flammes, elles servent à brûler le gaz qui accompagne le pétrole brut lors de son extraction.
« Les torchères étaient déjà là à notre arrivée, mais on ne nous a rien dit à leur sujet, se souvient Azaat Zardesh, un habitant arrivé de Syrie en 2013. À la frontière syrienne, on nous a mis dans des bus et envoyés ici. Des rumeurs disaient que ce lieu n’était pas habitable, parce que trop pollué. Nous pensions que Kawergosk ne serait qu’un centre de transit, que nous ne resterions pas. »

Près de dix ans plus tard, plus de 8 000 réfugiés vivent à Kawergosk, et les craintes soulevées par la proximité des torchères persistent. La rumeur court que deux des quatre puits qui alimentent le camp en eau, aujourd’hui hors service, ont été contaminés par du pétrole. D’autres ont l’impression que les maladies respiratoires, les malformations et les cancers infantiles surviennent à une fréquence anormalement élevée.
« Dans un rayon de 500 mètres autour de chez moi, nous avons enregistré six nouveaux cas de cancer au cours de l’année », soupire Azaat Zardesh. Un infirmier qui vit dans le village voisin confirme : « J’ai travaillé trois ans dans ce village et je voyais beaucoup de problèmes respiratoires, d’asthme, plus qu’à la capitale [Erbil] où j’ai travaillé ensuite. » Des craintes difficiles à confirmer ou apaiser, en l’absence de données statistiques.
Ce qui est sûr, c’est que le torchage du gaz a été identifié de longue date comme une source de pollution environnementale majeure et un facteur de risque pour la santé des populations environnantes. Pourtant, le gaz « torché » pourrait être capturé, reconditionné et réutilisé pour générer de l’énergie moyennant des infrastructures adaptées.
En août 2021, pour faire face à une forte pollution atmosphérique, le KRI a annoncé l’interdiction du torchage sur son territoire d’ici 2023. Mais sur le terrain, les progrès sont minimes et les ressources manquent pour faire respecter cet ultimatum.
Une pollution massive
Après ceux de la Russie, les champs pétroliers irakiens sont les deuxièmes plus gros brûleurs de gaz au monde : chaque année, près de 20 000 millions de mètres cubes de gaz y partent en fumée.
Mais les champs irakiens sont plus proches des centres urbains que les torchères russes. « Ce qui est marquant, c’est que les Irakiens sont beaucoup plus exposés que les Russes : 1,2 million d’Irakiens vivent à moins de 1 kilomètre des torchères [les plus actives], contre 275 000 Russes », explique Christina Last, étudiante en master à l’université de MIT (États-Unis), qui a analysé l’impact des torchères au KRI en s’appuyant sur des données satellites.

En plus de contribuer aux émissions de gaz à effet de serre — dans le monde, les torchères libèrent l’équivalent de 400 millions de tonnes de CO2 par an en moyenne —, le torchage pollue. La fumée et la suie émises contiennent des particules fines associées au développement de maladies respiratoires, de certains cancers et aux naissances prématurées.
L’analyse menée par Christina Last et trois journalistes, parue dans le média kurde Rudaw en juin, a conclu que les habitants d’Erbil, la capitale, sont exposés à des seuils de particules fines sept fois supérieurs aux normes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Une pollution qui n’est pas seulement liée aux torchères : s’y ajoutent des milliers de voitures et de générateurs privés qui pallient un réseau électrique défaillant.
« La pollution de l’air est l’un des principaux problèmes environnementaux au Kurdistan », regrette le Dr Razzaq Khaylani, expert au sein du Bureau pour la protection et l’amélioration de l’environnement (l’équivalent local du ministère de l’Environnement). Pourtant, il n’y a pas de données sur la qualité de l’air : « Nous n’avons quasiment pas de stations pour la mesurer, ajoute Razzaq Khaylani. À Erbil, où il en faudrait une dizaine, nous n’en avons qu’une. Nous ne savons pas quelles sont les zones les plus polluées, les quartiers les plus touchés. »
La bataille des torchères
Depuis août 2021, pour limiter la pollution atmosphérique, le KRI est engagé dans un bras de fer avec le secteur pétrolier pour mettre fin au « torchage » du gaz sur son territoire d’ici 2023. Pour atteindre cet objectif, deux solutions existent : capturer le gaz et le raffiner, ou le réinjecter dans le sol.

À la suite de cette décision, la compagnie pétrolière britannique Aggreko a inauguré en janvier dernier une unité de transformation du gaz qui lui permettra de réduire d’un tiers le torchage. Mais cette initiative est une exception, car, dans l’ensemble, les infrastructures manquent encore pour commercialiser ce gaz.
Quant à la deuxième option, la réinjection, elle est fréquemment pratiquée et encouragée dans de nombreux pays pour augmenter la productivité des blocs. On peut comparer le sous-sol pétrolier à une éponge, constituée de couches géologiques imperméables entre lesquelles se nichent des poches de pétrole. L’accumulation de gaz y fait augmenter la pression, ce qui permet au brut de circuler plus facilement et facilite l’extraction lorsque la nappe se vide.
« La réinjection présente un intérêt double, explique James Syme, chef de projet pour Global Process Systems (GPS), une entreprise basée aux Émirats arabes unis qui met en œuvre un projet de réinjection du gaz. Il n’y a plus besoin de brûler le gaz, celui-ci est réinjecté à haute pression dans le sol, ce qui permet d’augmenter le taux de recouvrement — les puits existants produisent plus. »
Lancé en février, le projet mis en œuvre par GPS sera opérationnel d’ici fin novembre. Capturé sur un bloc, le gaz sera acheminé par pipeline, refroidi et compressé puis réinjecté dans un deuxième champ en fin de vie.
Mais la réinjection a un coût, que les compagnies rechignent à assumer : 100 millions de dollars américains pour ce projet. Et si elle n’a pas été envisagée dès la conception du puits de pétrole, il faudra en forer de nouveaux. Jusqu’ici, les compagnies pétrolières n’ont donc presque pas investi dans la réinjection, le torchage restant la méthode la moins coûteuse de leur point de vue.
Peu de moyens de pression
« La décision d’Erbil d’interdire le torchage pourrait créer un nouveau marché pour des entreprises comme la nôtre, souligne James Syme. Nous sommes déjà en discussion avec une deuxième compagnie minière, Gulf Keystone, qui cherche à mettre en place un système similaire. »
Mais à part cette poignée d’initiatives, tout indique que l’objectif fixé par les autorités kurdes ne sera pas atteint. « Le gouvernement dit qu’il n’y aura plus de torchage à partir de 2023, mais nous avons mesuré une dynamique inverse : le nombre d’incidents de torchage a augmenté en moyenne au cours des neuf derniers mois », souligne Christina Last.

Pour faire respecter l’ultimatum, le KRI dispose de peu de moyens de pression. L’or noir est sa ligne de vie ; depuis 2014, Bagdad ne paie plus les salaires des fonctionnaires kurdes, afin d’obliger Erbil à lui rendre la main sur les exportations de pétrole kurde. Gage d’autonomie financière, le pétrole alimente la quasi-totalité du budget du KRI — la dépendance est totale.
Mais cette manne semble s’assécher, et le KRI est aujourd’hui en position de faiblesse vis-à-vis du secteur pétrolier. La production des blocs décline naturellement au fil du temps et certains cesseront bientôt de produire, mais les investisseurs ne donnent pas signe de s’intéresser aux réserves restantes. En 2021, la production kurde s’élevait à 445 000 barils-jour. Les autorités kurdes craignent qu’elle décline de moitié d’ici 2027, descendant à 290 000 barils par jour contre 580 000 si les investissements escomptés sont réalisés.

La frilosité des investisseurs est alimentée par la bataille juridique et politique qui oppose l’État irakien au Kurdistan : en février dernier, la Cour suprême irakienne a déclaré « inconstitutionnelle » la mainmise kurde sur le pétrole, tandis que l’État menaçait de mettre sur « liste noire » les compagnies traitant directement avec le Kurdistan. Avec succès, puisque plusieurs majors étasuniennes se sont retirées dans la foulée.
Enfin, comme la plupart des contrats pétroliers ont bénéficié de systèmes de paiements anticipés — Erbil a vendu le pétrole « d’avance » à un prix nettement défavorable pour financer son budget —, les autorités sont, de fait, endettées auprès des pétroliers. Sans accord entre Erbil et Bagdad, l’interdiction du torchage risque donc de faire les frais de leurs divisions internes.